Article de Raymond PERRIN,
paru dans Les Cahiers de l'imaginaire, N° 15/16, octobre 1984, pages
5-47.
Être à vingt ans un westerner particulièrement prolifique - 22 romans-westerns publiés en trois ans -, devenir dix ans plus tard un des meilleurs auteurs de science-fiction française avant d'être le père de romans noirs qui n'ont rien à envier aux vedettes actuelles du genre, tout en s'essayant au fantastique, au roman traditionnel, au conte pour enfants, à la nouvelle, (si l'on oublie les pastiches du western et de l'héroïc-fantasy, les chroniques, les adaptations pour la radio et la télévision…), c'est déjà étonnant ! Mais si l'on sait qu'un tel écrivain protéiforme n'avait pour tout bagage scolaire que le certificat d'études, si l'on ajoute qu'il a d'abord tâté de la mécanique, puis du dessin, de la peinture et de la bande dessinée avant de se consacrer enfin aux mots, il y a de quoi être épaté !
C'est pourtant par un tel raccourci que l'on pourrait présenter la carrière actuelle de Pierre Pelot, un romancier de moins de 40 ans, qui ne cesse et ne cessera de nous surprendre par la richesse de son imagination débridée et par une production aussi diverse que généreuse : cent quatre romans publiés en dix-huit ans !
I - De la mécanique au roman, via la bande dessinée...
Rien pourtant dans l'environnement du romancier, né en 1945 dans le petit village de Saint-Maurice-sur-Moselle dans les Vosges où il vit toujours, ne semblait favoriser ou laisser prévoir sa rencontre avec l'écriture.
Après une enfance sans problème dans un quartier ouvrier, près de l'usine textile où son père est menuisier, la route à suivre semble toute tracée : les études sont vite bouclées par un C.E.P. et dès lors, il faut choisir entre l'usine et un apprentissage manuel quelconque. Quelle autre possibilité envisager dans ce hameau de 1500 habitants, loin de toute agglomération importante ?
Pelot opte donc - allez savoir pourquoi ? - pour un centre d'apprentissage à Mulhouse. Huit jours plus tard, c'est le retour définitif, évoqué dans Le Pantin Immobile :
"On est revenus (…) tous décidés à n'y plus
remettre les pieds.
- Exactement, dit Jacky. Dans le quart d'heure suivant, tout le monde était au
courant et criait au scandale."
Par la voix de Jo Dague, Blues pour Julie rappelle aussi l'incident :
"Oui, me voilà. Je ne veux plus y retourner."
"Des hauts murs gris, des dortoirs, du troupeau encaserné. Il parlait du piège. Papa n'avait pas cillé. Il paraissait plutôt satisfait (…)". C'est pourtant dans la mécanique que l'adolescent est plongé de nouveau, chez son parrain. Mais au bout de trois mois, l'expérience se conclut définitivement par une mise à la porte en bonne et due forme.
Alors commence une longue période d'incertitude et de recherche. Tout de suite, il faut souligner la patience et la compréhension des parents qui permettent à leur fils de chercher sa voie en dehors des filières étroites traditionnelles, malgré les contraintes économiques, les pesanteurs sociologiques. Il n'est pas difficile d'imaginer les commentaires des habitants d'un petit village pour "ceux qui ne suivent pas la même route qu'eux", et Pelot s'en souviendra quand il choisira le titre Je suis la mauvaise herbe ! Cette époque de vache enragée est clairement rappelée dans Le Pantin Immobile :
"Ca n'a pas été tout seul, au début (Pierre) était le fainéant du village, il n'allait pas à l'usine comme tout le monde, ses parents l'entretenaient : tu parles d'une honte".
N'est-ce pas ces années de résistance qui, tout en sensibilisant le futur romancier au sort des calamiteux, de ceux qui vivent en marge du troupeau, ont été le moteur de sa carrière, parce qu'il était, dès lors, condamné à réussir ? "Vous rigolez maintenant, mais un jour vous verrez…" (1) se disait-il alors et il importait qu'il fasse ses preuves sur les lieux mêmes où l'on avait douté de lui. S'il fallait chercher ses raisons d'écrire, en plus du désir de donner une vision originale du monde et des êtres, de laisser une trace pour contrer la mort, il serait aisé d'ajouter le besoin d'être reconnu, d'exister et de se sentir moins seul. |
(1) Voir l'excellente interview de Pelot par Patrice Duvic (Phosphore, N° 6, juillet 1981). |
Bien qu'il ait déjà, dès l'âge de 13-14 ans, confié des projets de romans à des cahiers d'écolier, c'est vers le dessin qu'il s'oriente. Comme il n'y a aucune possibilité d'apprentissage sur place, c'est par correspondance que Pierre Pelot apprend à dessiner et à peindre. Ce travail étalé sur trois années débouche sur des toiles exposées en vain sur la place du village et surtout sur une bande dessinée de 44 planches dont le destinataire est d'abord Hergé.
Le père de Tintin ne l'a pas oubliée puisqu'il confiait à Numa Sadoul : "Un garçon m'avait envoyé des histoires dessinées où j'avais été frappé par la qualité du récit, alors que le dessin était manifestement mauvais. Je le lui ai dit, je l'ai encouragé à écrire, à délaisser le crayon pour la plume : il est devenu écrivain, a publié des romans, en particulier un western dans l'hebdomadaire Tintin..." (2) |
(2) Tintin et moi, entretiens avec Hergé / Numa Sadoul (Casterman, 1975, page 56). |
Le premier encouragement vient donc de loin et l'on mesure la solitude de l'apprenti écrivain dans une région bien plus pauvre culturellement que le Charleville de Rimbaud, par exemple.
La longue lettre très gentille d'Hergé stimule le raconteur d'histoires qui travaille d'arrache-pied et envoie ses manuscrits par la poste dans toutes les directions, même chez Gallimard !
II - Les premiers romans-westerns
Enfin parvient la réponse positive de la collection Marabout. Pelot a trouvé un éditeur unique pour trois années au cours desquelles sont publiés 21 romans et un recueil de nouvelles. Désormais sa vie va se confondre avec celle de ses livres, dans son terrier, sa maison coquille, où il vit avec sa femme, son fils… sans oublier ni les chiens ni les chats !
Les premiers récits, romans d'apprentissage du métier d'écrivain portent déjà la marque d'une écriture rapide, qui veut faire mouche sans jamais ennuyer. Ils utilisent le cadre et certains thèmes développés dans les westerns futurs. Par exemple, La Piste du Dakota, celle qui suivent les convoyeurs de bétail en affrontant les outlaws, les Sudistes et les Indiens comanches ou sioux, est un roman qui évoque déjà l'Arkansas, la terre natale de Dylan Stark.
Et l'image du fleuve en furie, celle du Cimarron, reviendra dans La Drave et dans d'autres récits. Surtout, en campant un Nordiste, ami d'un Sudiste et d'un Indien, Pelot prépare déjà la création du métis Dylan Stark.
Black Panache (3), l'étalon sauvage n'est-il pas le père des chevaux déchaînés du Hibou sur la porte ou de ceux qui perdent les hommes dans Pour un cheval qui savait rire, ou encore de ceux que l'on sauve grâce à L'Unique rebelle ? Les bûcherons de La Longue chasse en Ohio annoncent leurs cousins de La Drave au Canada, et les Séminoles pris dans La Tourmente en Floride peuplent encore les marais quand Dylan affronte Un jour, un Ouragan. |
(3) Un travail de réécriture à apprécier dans Black Panache, le hors-la-loi (Je Bouquine, 2° trimestre 1984). |
Quant aux Indiens Utes qui luttent avec l'énergie du désespoir avant de mourir Comme se meurt un soleil, ils sont semblables aux malheureux Cherokees engagés dans La Marche des bannis.
C'est déjà vers les déshérités, les victimes du Pouvoir que se tourne le regard de l'écrivain. Ou plutôt il leur donne son regard et quand il parle des Indiens (comme le Blanc Pawhuska) "rouges étaient ses manières de vivre, sa façon de penser, de concevoir la justice" (De soleil et de sang, 1er chapitre).
Durant des années, il a approfondi leur histoire, il s'est plongé avec délectation dans leur civilisation d'une richesse fantastique aussi bien à travers des ouvrages historiques, sociologiques (rares en français à l'époque !) que par le biais de la bande dessinée et du cinéma, deux modes d'expression qui l'ont toujours passionné. (4) |
(4) La passion du cinéma est évidente dans Dérapages, Delirium Circus, et surtout dans une certaine façon d'amorcer le récit : voir l'enfant au tricycle au début de Soleils hurlants. |
Comme Karl May, le père de Winnetou, c'est sans avoir jamais visité les États-Unis que Pelot écrit ses romans-westerns. Ce qu'il en sait, il l'a appris tout seul. Faut-il à son sujet parler d'autodidacte (mais le mot s'est enrobé de connotations péjoratives depuis La Nausée de Sartre et les insultes du capitaine Haddock), ou l'appeler un self-made-man pour faire rugir Étiemble ? Ce qui importe, c'est de constater que Pelot n'a pas de maître ; seuls quelques repères, son père, Hergé et le directeur de Marabout qui lui parle de Bradbury, peuvent l'aider.
III - Dylan Stark, "héros" d'une longue série
A l'époque où on lui prête les Chroniques Martiennes, Pelot achève le recueil des récits De Soleil et de Sang. Après ces neuf nouvelles qui suivent l'évolution d'une région du Sud des États-Unis à travers quelques personnages pittoresques commence le cycle Dylan Stark avec un antihéros plongé dans la guerre de Sécession. En fait, c'est surtout dans les années d'après guerre qu'on le voit évoluer, de 1865 à 1867. Il en subit d'autant plus les séquelles qu'il est un métis de mère française et de père cherokee. Certes, les métis étaient nombreux historiquement mais la création d'un tel personnage permet avant tout un regard tantôt exacerbé, tantôt critique et distancié sur les ethnies en présence : noire, blanche, indienne ou métisse.
Pour donner plus de piquant à la situation, Dylan Stark, natif de l'Arkansas, échoue souvent en plein nid de guêpes, dans les régions du Sud, par exemple en Floride ou en Alabama où les bois-brûlés ne sont guère plus prisés que les Noirs, les premiers à subir les contrecoups d'un conflit mal éteint (et que le romancier montrait déjà dans Les Croix de feu).
Jean Giraud avait, à l'époque, introduit le lieutenant métis Crowe dans les premiers épisodes du Lieutenant Blueberry, mais Pelot le premier en fait le héros central d'une série.
Pelotien, le personnage l'est par son goût de l'action, souvent il est vrai, entreprise comme malgré lui et après un temps de refus. Il l'est aussi pour ses coups de cœur, de colère et de tendresse. Antihéros, avons-nous dit, parce que c'est un homme faillible ; il n'a rien d'un donneur de leçon, d'un modèle, même s'il manifeste parfois des qualités de meneur d'hommes.
Mais quand il affole La Horde aux abois, il fait éclater une vérité qui l'arrange car il sait, à ce moment-là, qu'il n'a plus rien à faire dans le piège où il s'est fourré.
Plus tard, dans la jungle de Floride, il est prêt, un court instant, à livrer un Blanc aux Séminoles qui les cernent pour sauver la vie de ses amis et la sienne.
Ses actions sont plus souvent déclenchées par le cœur que par la raison, et leurs conséquences ne sont guère calculées. Or, justement, ce qui séduit en lui, c'est sa faculté de s'enflammer pour une cause, ses révoltes, ses coups de cœur.
Dès le 1er épisode, après la mission suicide de Quatre hommes pour l'enfer, on aime son cri de haine pour la guerre, la dénonciation de son absurdité. Quand, égaré dans le Missouri, il entend Le Vent de la colère souffler, c'et toujours à cause de la guerre à peine finie.
Dans La Couleur de Dieu, s'il se laisse embarquer dans l'affaire Sodom, celle d'un noir, c'est pour défendre un petit garçon, menacé par les racistes, et que son père s'obstine à conduire à l'école.
S'il pourchasse Les Loups dans la ville, n'est-ce pas pour les sanglots d'une filles désemparée ? La curiosité et l'amitié jouent quand il suit les calamiteux de Dave Shanne, Les Loups sur la piste, mais quand il partage le sort des Irréductibles, des sentiments plus évidents, plus forts, l'animent. Il s'agit de retrouver, au bagne, l'assassin de ses parents, le guérillero El Paso.
Le temps du Hibou sur la porte est le temps d'une halte mais aussi celui de la réflexion sur la vieillesse et la mort des êtres : des humains et des animaux (5). C'est un nouveau Dylan, à la fois humble et humilié, qui partage La Marche des bannis avec ses frères de sang cherokees. S'il rencontre l'amour sans lendemain de la belle Wahika, n'est-ce pas tout simplement parce que le héros d'une série ne peut ni s'attacher, ni mourir ? |
(5) Il faudrait comparer le sort de Black Panache, celui de l'étalon Sanan, et la mort de Boo Goom dans Le Sommeil du chien. |
Mais l'amitié et la violence renaissent quand Dylan rencontre Kija. C'est le début d'un compagnonnage assez fort pour durer le temps de cinq romans. Après s'être vengé d'un profiteur de guerre dans Deux hommes sont venus, les deux compères sont embarqués de force dans une mauvaise chasse pour La Peau du Nègre. Dylan, tout seul, connaîtra plus tard, une autre chasse, aussi injuste, en pleine Sierra Brûlante où s'est réfugié un Indien Navajo traqué. Quand gronde la rivière (les cours d'eau sont souvent dangereux chez Pelot !), Dylan et Kija partagent l'amitié de Rigo et ils ont le temps de s'interroger sur l'honnêteté légale et morale.
Un jour, un ouragan éclate en Louisiane et les deux amis connaissent une fois de plus la violence de ceux qui refusent les droits légitimes des noirs. C'est en Floride que les deux hommes se séparent après avoir cherché en vain le magot d'El Paso dans l'enfer des marais de Floride, le vrai Tombeau de Satan. Quand ils auront subi La Loi des Fauves et rendu coup pour coup, Dylan est solitaire, tandis que Kija goûte à l'amour avec Mary.
Stark déambule encore au nouveau Mexique, le pays de L'Erreur puisqu'il est d'abord pris pour un tueur chargé d'empêcher un témoignage, d'ailleurs truqué, alors que dans L'Homme des Monts déchirés, on le confond avec un mercenaire.
C'est avec ces deux derniers récits, publiés dans Tintin et illustrés par Hermann, que prennent fin les aventures de Stark, l'éditeur Marabout ayant arrêté la série des Pocket. Seuls les dix premiers volumes ont été réédités chez Casterman, illustrés cette fois par Michel Blanc-Dumont.
IV - L'Amérique encore... plus tôt... plus tard.... plus loin...
Au désarroi provoqué par l'interruption soudaine de la collection Pocket succède une nouvelle période de vaches maigres. Le romancier entend bien ne vivre que de ses livres. Il s'est marié en 1967 avec une amie d'enfance, Irma, et Pierre Dylan est né deux ans plus tard.
Or, il n'a pas épuisé tous les récits nés de sa connaissance profonde et passionnée du Nouveau Monde, mais il élargit le cadre nord-américain dans l'espace et dans le temps (sauf dans Les Épaules du diable où survit l'Ouest de 1886).
C'est ainsi qu'il fait une première incursion (bien avant Dérapages) dans le Canada des bûcherons, de ceux qui entreprennent La Drave et risquent leur vie pour livrer à temps quelques billes de bois.
C'est le Mexique du début du XXème siècle qui ressuscite dans La Révolte du Sonora. Un père et son fils s'affrontent avant de comprendre qu'ils mènent en fait, avec des méthodes différentes, le même combat : celui des opprimés, des gueux contre les puissants, qu'il s'agisse des haciendados ou des gouvernementaux.
Et si les indiens apparaissent encore, c'est en dehors du cadre historique traditionnel du western. L'Unique rebelle est un homme du XXéme siècle, prêt à tout pour sauver ses chevaux et la dignité du peuple Navajo.
Quant à La Guerre du castor, elle sévit sur les terres de l'Ohio en plein XVIIIème siècle, lorsque les trappeurs alliés aux Delawares affrontent les Mohawks, soutenus par les Anglais.
Désormais, l'Amérique n'apparaîtra plus que dans des genres de récits différents. Par exemple, dans deux westerns pastiches et humoristiques : Le Train ne sifflera pas trois fois (inspiré par la bande dessinée montrée à Hergé) et La Poussière de la piste, parodie facétieuse de westerns proches de La Chevauchée fantastique ou de La Diligence vers l'Ouest.
Les thrillers, les science-fiction, les récits fantastiques auront encore de temps à autre comme terrain d'action, l'Amérique tout entière, fictive ou réelle. Pour l'heure, en 1972 - une année-clé dans l'œuvre du romancier -, Pierre Pelot opère une habile mutation et coule ses récits soit dans le moule du roman traditionnel (ce qu'il aime appeler le roman/roman), soit dans celui de la science-fiction ou du fantastique.
V - Les "romans/romans", des récits contemporains issus du terroir
Publiés dans les collections destinées aux adolescents, ces romans décrivent souvent une action contemporaine de l'écriture (sauf Je suis la mauvaise herbe). Ces récits font une large part à la tendresse et présentent comme possible l'entente entre les générations, les êtres différents et, si la violence affleure, elle n'éclate que comme une nécessité interne du récit, sans jamais être surajoutée.
Comment Pelot a-t-il été conduit à situer certains romans dans sa région, dans son village même de Saint-Maurice-sur-Moselle ?
Puisqu'on ne parle bien que de ce que l'on connaît parfaitement, après avoir usé du domaine américain à travers plus d'une trentaine de récits, le raconteur d'histoires s'est souvenu du terroir, des gens qu'il côtoie et qu'il aime bien. Le premier roman/roman est aussi la transformation réussie d'un Dylan Stark refusé lors de l'arrêt de la série.
Dylan devient l'Espagnol Antonio de retour vers son pays natal et Ludo, le garçon de la Haute-Saône en quête d'un âne pour sa mère, a pris la place d'un petit mexicain. C'est ainsi que naissent en 1972 Les Étoiles ensevelies, l'histoire d'une rencontre difficile et délicate d'un immigré en situation irrégulière et d'un enfant fugueur, sous les rigueurs habituelles d'un hiver vosgien (6). |
(6) Le temps, le climat importent dans les récits. Voir Les Îles du vacarme et la domination des climats. Est-ce en raison des rigueurs du climat vosgien que les personnages sont engoncés dans leurs vêtements ? |
Deux ans plus tard sont publiés deux ouvrages en apparence antithétiques. Dans Le Cœur sous la cendre transparaissent la vieillesse et la solitude, l'amertume, puis la mort qui saisit un retraité dans la froidure de décembre, alors que Le Pain perdu semble le roman de l'été, du soleil et du feu incendiaires, quand éclatent les passions mal éteintes, les vengeances capables d'embraser une vieille ferme vosgienne.
Mais dans les deux ouvrages, Pelot crée une atmosphère, restitue les lieux et les êtres qu'il affectionne. Ce sont les ouvriers menacés d'un exil à l'heure de la retraite et parqués, comme des Indiens, dans La Réserve (premier titre prévu pour Le Cœur sous la cendre).
Ce sont les petits paysans accrochés à leurs fermes montagnardes, les maçons, les artisans du Pain Perdu.
Plongeant plus profondément dans le passé vosgien, le romancier évoque la vie d'un petit village vers 1920 dans Je suis la mauvaise herbe : roman du beau mensonge, celui des conteurs qui, comme Brice le colporteur, laissent un gamin croire à des récits de voyage puisés dans les livres.
Mensonge encore, mais plus cruel et plus risqué, celui de Lorrain, Le Pantin Immobile ! N'a-t-il pas promis à son copain illettré Sergio de l'emmener en Italie alors qu'il l'abandonne dans une gare terminus des Vosges ?
N'a-t-il pas conté ses prétendus voyages sur quatre continents à ses anciens conscrits retrouvés après onze ans de vagabondage dans le seul hexagone ? Comment le romancier, voyageur immobile, dans son fauteuil, ne se sentirait-il pas concerné par le mensonge ? "Littérature, songe ou mensonge ?" se demandait Max-Pol Fouchet. Et Pierre Pelot pourrait reprendre à son compte le propos de Cocteau, souvent cité par Michel Tournier : "Je suis un mensonge qui dit toujours la vérité". L'écrivain, dans sa recherche sincère de la vérité, ou plutôt de la crédibilité, ne risque-t-il pas de prendre pour le réel l'effet de réel que produit toute fiction réussie ? Plus tard, dans Le Sommeil du chien, Pelot a tranché puisqu'il affirme avec humour : "Toutes les histoires sont vraies, à plus forte raison celles qu'on se donne la peine d'inventer."
On le voit, les Vosges rurales et montagnardes, ne servent que de cadre fiable à des aventures, des interrogations qui pourraient naître dans d'autres lieux. Il faut noter toutefois l'absence d'un cadre urbain dans ces récits de rencontres fragiles qui peuvent, comme dans la vie, échouer au terme d'une action commune, d'une amitié précaire.
Plutôt que sur des paysages familiers, assurant une assise vraisemblable à l'histoire, l'intérêt du romancier se porte sur le sort du quart monde de la France profonde (même s'il utilise cette expression avec humour !) (7). Car ce sont presque toujours des marginaux, des étrangers (au sens biblique du temps) qui hantent ses récits. |
(7) Interview de Bernard Blanc (L'Éducation Hebdo, N° 57, mars 1984). |
C'est le jeune homme blessé et recueilli, l'intrus pourtant menacé comme Le Renard dans la maison. C'est le routard Gaël accepté par le bûcheron Paulin, juste le temps des Neiges du Coucou. Même si le rêve s'effrite, la rencontre a permis à un homme solitaire de communiquer de nouveau.
C'est le déserteur Adrien, marginalisé et décidé à poursuivre son errance jusqu'au bout, jusqu'au Ciel fracassé par une société autodestructrice. Et le plus émouvant de tous est certainement l'adolescent Chip. Deux rêves trottent dans son esprit de demeuré : voler, oui ; être Fou comme l'oiseau, et faire l'amour avec une fille. Si l'action se situe une fois de plus à Saint-Maurice et dans les environs, le mérite de donner corps au rêve de Chip est accordé à une jeune et généreuse Portugaise.
Des thèmes récurrents donnent, plus encore que le cadre, une unité à ces romans. Souvent affleure l'évocation des guerres, actuelles ou passées, ou la désillusion lors d'un retour au pays natal (dans Les Canards boiteux comme dans Le Pain Perdu). Parfois émergent la solitude et le déracinement, ou la difficulté d'être (comme dans Le Mauvais coton). Les allusions aux drogues ou aux problèmes écologiques ne sont pas rares.
Tous ces récits clairs et solides s'enracinent dans un présent quotidien et familier.
VI - Quand des horizons familiers deviennent fantastiques...
A la même époque, de 1972 à 1976 environ, les Vosges, parce que Pierre Pelot y trouve des racines, une connivence peut-être, sont encore là dans la plupart des romans fantastiques. Presque tous (sauf La Dame et le très beau roman éclaté de Blues pour Julie) sont publiés au Fleuve Noir sous le pseudonyme de Suragne, choisi par l'éditeur.
Après ses romans angoissants, Pelot s'amuse à nous faire peur et il utilise déjà le procédé efficace, et combien redoutable pour le lecteur, du monde qui bascule soudain dans la violence et dans l'horreur.
Les personnages principaux ne déroutent pas les habitués puisque ce sont encore des étrangers, des individus paumés, livrés au diable ou à eux-mêmes, par accident ou par abandon, victimes d'un milieu qui les rejette ou les oublie. Parfois se rencontrent les errants de deux époque fort éloignées et dont la projection dans le présent provoque le drame.
Par exemple, une jeune voyageuse, échouée dans les Vosges lorsque crève La Peau de l'orage, est la victime d'un abbé fou et maudit. Deux cents ans après ses forfaits, il ne retrouve la paix des morts qu'en copulant avec une vivante volée à son partenaire.
C'est aussi lorsqu'un couple fait l'amour que la fille de Lilith, Rachel, intervient. Tuée dans un accident de voiture, elle est encore capable d'arracher le masque des morts dans le roman Je suis la brume.
Un accident est encore à l'origine d'un drame bien mystérieux lorsqu'il perturbe une séance d'hypnose et provoque une horrible métamorphose. Ainsi Elle était une fois un être au corps de femme et, en même temps, un homme du Moyen Age. Faut-il avouer qu'il s'agit du fameux Gilles de Rais dont les actes continuent d'être aussi monstrueux en plein XXéme siècle ?
D'autres êtres, en apparence plus innocents, sont le jouet de forces maléfiques. Duz, un enfant de huit ans, abandonné dans une colonie proche d'un asile de vieillards aux secrets effrayants, devient le messager de forces diaboliques et vengeresses (8). |
(8) Toute une étude serait à faire sur l'image de l'enfant dans les romans de Pelot. |
Plus pitoyable, un fils est plongé par crises dans le passé de son père, au point de se prendre pour lui. Son dédoublement de la personnalité est-il le châtiment qu'il s'inflige pour avoir défendu, par un parricide, sa mère, l'étrange femme née des Brouillards ?
Comme il est attachant ce Baesot du Septième vivant, ce simple d'esprit manipulé, utilisé pour lever un mauvais sort ! Qui se plaindrait que les forces occultes d'un retardé mental ne soient guère contrôlables ?
Les sentiments peuvent être plus partagés sur le sort des occupants de la ferme maudite apparue dans Suicide. Mais, dans cette maison sans issue, se tisse l'univers clos, familier aux lecteurs des récits de science-fiction.
VII - Paraboles ou récits de science-fiction ?
L'entrée de Pierre Pelot, en 1972, dans le domaine de la science-fiction ne se fait qu'après sept années de publication. Trente romans sont déjà édités et les premiers récits du genre paraissent soit dans la collection Anticipation au Fleuve Noir, soit dans des collections destinées à la jeunesse.
Il faut attendre 1977, une autre année importante dans l'itinéraire du romancier, pour que les collections J'ai Lu, Présence du Futur et Presse Pocket ouvrent leurs catalogues à Pelot qui les gratifie, à ce jour [1984], d'une vingtaine de volumes.
En publiant directement (sauf pour Transit et Le Sommeil du Chien) des textes inédits dans des collections bon marché, il y a, de la part du romancier, une volonté délibérée de toucher un public populaire, celui pour qui il écrit d'abord, en proposant des histoires palpitantes jamais ennuyeuses, comme vécues intérieurement et testées sur sa personne avant même d'être écrites.
"J'aime qu'un propos intéressant soit soutenu par une histoire bien racontée", fait-il dire à un personnage du Ciel bleu d'Irockee. Quel que soit le genre romanesque qui s'impose, la narration demeure donc importante pour celui qui reste un raconteur d'histoires.
Toutefois, il serait fastidieux de présenter l'argument d'une quarantaine de romans. Or, il n'est pas plus aisé de recenser les problèmes ou les thèmes proposés. Il faudrait un ouvrage pour les analyser.
Alors, pour parcourir un certain nombre de récits, tentons d'évoquer le destin de quelques personnages suragniens ou pelotiens (seule une chronologie dans l'écriture permettrait de les distinguer !). Suivons-les dans le paysage allégorique où ils se débattent.
Souvent, surtout dans les premiers Fleuve Noir, ils affrontent des univers antithétiques et se meuvent d'un univers concentrationnaire, clos, métallique, hautement technologique, vers un univers plus frustre mais plus tendre, où certains seulement peuvent recouvrer leur personnalité enfin désaliénée.
(L'opposition entre une structure urbaine, éventuellement livrée à la rouille, à la pollution, à la décrépitude et surtout au mal, et un monde primitif où l'homme peut renouer des liens avec une nature vivante et même complice, n'hérite-t-elle pas de l'antithèse de la ville corruptrice et des grands espaces salvateurs du western ?)
Dans le 1er SF paru, Aryan Dhaye quitte la cité de Gardis et un système solaire en péril pour découvrir Une autre Terre, la cité d'Oro. Ce n'est certes pas un lieu idyllique et pacifique mais Aryan y rencontre l'affection d'Yrna. L'amour, le docteur Nolis le connaît aussi, quand, venu de Terre I empoisonnée, il partage La Septième Saison, c'est-à-dire le temps de la révolte pour la planète Larkioss. La nature retourne à son état primitif, en aidant un peuple spolié à se décoloniser. Elle agira de même pour aider les Shisals à redécouvrir les forces de la terre ancestrale sous Le Ciel bleu d'Irockee, loin de Yorgom, la planète de l'Empire guerrier et machiavélique.
Quand le nettoyeur Rosslo quitte son horrible emploi, dans l'enfer métallique vertical et sombre de Mecanic Jungle, avec l'aide de la jeune fille Laüa, il retrouve lui aussi le monde naturel, au-delà des niveaux.
La formidable découverte d'une portion de ciel et de mer lui est permise. C'est à un tel émerveillement que parvient aussi Horan, L'Enfant qui marchait sur le ciel. Il a cessé d'être un numéro cruel et fermé de Zod. Au-delà de ses cloisons, de ses passerelles et de ses tubulures, il y a la forêt équatoriale et des secrets étonnants comme celui d'une vraie naissance.
C'est de Terra, la planète des savants et des techniciens de haut niveau que le vaisseau de Bel est venu. Après avoir compris Les Légendes de Terre, aidé par l'amour de Leyre, le naufragé de l'espace préfére rester sur le monde fruste mais chaleureux de la planète bleue.
Le monde de verre et de métal de New-Atlanta est bien l'opposé de celui du Pays des rivières sans nom où chantent encore quelques oiseaux, où vivent des marginaux farouches mais capables de s'attendrir sur une fillette venue d'ailleurs.
De même, l'orgueilleuse planète Vathaïr, fière de ses chasseurs et de son savoir est l'antithèse de celle d'Hom où vivent les presque humains, les sierks. Si pour clarifier, on peut proposer ces oppositions schématiques, il faut bien avouer que le sort du héros reste problématique dans chaque univers qui a sa structure propre. L'initiation au mystère - recherché ou donné -, la découverte de l'authenticité, la recherche de l'identité se payant parfois du prix le plus fort.
Horan ne survit pas dans la forêt soudain offerte comme au premier homme. Mal Iergo le dernier de sa race perd son corps dans l'entaille du temps et de l'espace. Ars, le guerrier enfui de la grotte de la faim et du froid, trouve la mort après les révélations des télévids sur le passé du monde. Et puis les loups viendront, les militaires aveugles à la pitié.
Si le héros résiste à la mort, est-ce parce qu'il n'a pas accédé à la vérité ? Tel semble être le cas du sierk Niels. Enlevé à sa planète, il se croit au pays des dieux, parmi les chasseurs. Méritait-il la Ballade pour presque un homme ? Pourtant Rosslo survit et procrée ; Mal Ken reste en vie après la découverte de La Cité au bout de l'espace, bien qu'il ait percé son secret ! Les rescapés du projet Harpon évitent aussi l'anéantissement dans Nos armes sont de miel. Il arrive que les deux mondes confrontés soient deux enfers où l'homme demeure aliéné, prisonnier moral et/ou physique. Ax Varan ne peut sortir de La Nef des dieux, le vaisseau géant (qui a bien changé depuis Armstrong !) ; et ceux qui sont de l'autre côté de sa carapace paient la vérité du prix de la folie meurtrière et amnésique.
Bousculant les règles précédentes, Pelot piège ainsi toute analyse simpliste et réductrice (celle-ci peut-être !), en créant bientôt deux univers aussi dangereux l'un et l'autre. Veut-il aussi montrer que toute fuite n'est qu'un leurre, qu'un goulag peut cacher un goulag plus horrible, ou que la pire des prisons ici et maintenant est celle du troupeau aveugle et aliéné ?
Alors, fallait-il, comme Javeline-la- Maudite et Raznak-le-fou, fuir les horizons fermés de Canyon Street si c'était pour échouer dans un monde confortable, ouvert sur le ciel, mais d'un conformisme anesthésiant ? L'espoir, lui-même, y est truqué.
Là encore, on croit trouver l'une des clés du personnage pelotien. C'est un être manipulé, dupé, un pantin, une marionnette, jouet d'autres marionnettes. Il est malmené par des forces surhumaines et perfides, du moins avant l'heure du soupçon. Car, dès l'instant du doute et de la réflexion, il entreprend, coûte que coûte, souvent grâce à une femme qui l'incite à l'action, des actes qui le mènent à la prise de conscience, même désespérée. Dût-il sombrer dans la folie ou la violence paroxystique, dût-il en mourir, il mène sa quête jusqu'à son terme.
Citizen, dans Delirium Circus, se perd alors dans les structures de la roue à aubes, à la recherche du Dieu Public, pour échouer en dehors du monde, face aux étoiles et à la folie.
L'homme n'est pas le maître du jeu. Les puissants, les Autres : gouvernements, armées, pouvoirs colonisateurs, tirent les ficelles d'un spectacle truqué. Ils plongent le héros pelotien dans l'amnésie, le mensonge, la vie inauthentique. S'il veut subsister, Carry Galen, dans Transit, doit oublier sa découverte d'une société idéale utopique. La société hiérarchisée et technocratique du XXXIIIéme siècle na saurait admettre l'existence du monde libertiste de Gayhirna, le pays de l'anarchie possible et heureuse.
Les victimes choisies du Cauchemar 065, déclenché Vendredi, par exemple, ne survivent pas à leur terreur, sauf le gouverneur cobaye volontaire et complice initié des manipulateurs. Dans Parabellum Tango, Woodyn Noman accepte d'effacer de sa mémoire les secrets du Domaine de l'œil.
Les manipulations sont parfois d'une haute technologie. Ce sont celles que subissent les jumeaux d'Une si profonde Nuit ou les victimes de La Guerre olympique, l'implant-bombe inclus dans leur tête pouvant éclater à tout moment.
Les Pieds dans la tête, un roman trop méconnu, mettent en évidence une autre aliénation, celle des médias, par l'implantation directe de la télévision dans les cerveaux.
Il faut attendre longtemps avant de comprendre de quel téléguidage diabolique sont victimes les exilés des Iles du vacarme. Ainsi, même avant leur exode, leur révolte, leur fausse liberté ont été télécommandées.
Les pauvres paysans d'Espagne sont devenus les pions meurtriers d'un gigantesque jeu électronique. L'armée peur être fière de son projet Virgules Téléguidées ! Léridan, le berger espagnol, tout comme Coggio, le lutteur de La Guerre olympique, ne vit plus que dans son corps meurtri. Dans les deux cas, le psychisme est irrémédiablement atteint.
Folie, schizophrénie des amants incestueux fuyant Le Sourire des crabes, mort pour le (faux !) prophète Kid Jésus, oubli : voilà ce qui advient souvent au terme de l'odyssée pelotienne ; au-delà du maelström de violence qui mène à une vérité ou au néant, après les plongées et les résurgences dans les dédales de la mémoire (voir Dérapages et Mais si les papillons trichent).
On comprend, dès lors, que seul l'auteur, pris parfois dans les rets de ses créations, cherche à tirer son épingle du jeu au prix d'un labeur incessant. Il lui arrive de se révolter contre cette écriture-tricherie comme dans Blues pour Julie, récit composé de flashs douloureux. Mais ce n'est que par l'écriture que le romancier se sent exister. Thérapie, catharsis, besoin de pousser Le Cri du prisonnier du fond de son cerveau-géôle : voilà une des raisons d'aligner tous ces mots. Car il n'est pas de fuite possible. Ou plutôt, c'est la fuite réussie qui est le véritable échec. La sortie est à l'intérieur. Tel est l'un des aveux surgi du Sommeil du chien, l'un des romans où Pierre Pelot s'est le plus livré. (C'est aussi l'un de ses préférés).
VIII - Le cycle des Hommes sans futur : continuité ou rupture ?
Faut-il faire un sort particulier au cycle Les Hommes sans futur, commencé en 1981 et dont le cinquième volume paraît en novembre 1984 ? Oui, à plus d'un titre ! D'abord, au lieu de camper un personnage qui assure le lien entre les lieux et les époques suggérés, Pelot a élaboré au départ un cadre thématique homogène et original qui se déploie et se précise tout au long d'une fresque dont la narration s'étendrait sur une douzaine de volumes.
Les héros sont donc à chaque fois différents (ce qui ne contraint plus le romancier, comme dans la série des Dylan Stark, à assurer leur survie !) et le théâtre de leurs actions est ainsi plus vaste.
Sur eux plane l'espèce dominante des Supérieurs qui diffère autant de l'homo sapiens que nous-mêmes différons du singe. Présence angoissante et diffuse, signalée par le vol d'objets terrifiants ou par des pannes électromagnétiques ou des barrages invisibles.
Le premier décor est l'Arkansas (bien changé depuis les récits-westerns des années 60 !). A Little Rock, un homme farouche et déterminé - il vient de loin - recherche à tout prix un bois-bonheur dont les activités de charlatan ont tué sa femme. Mais l'odyssée se poursuit vers un Sud où rôdent les pillards, jusqu'au moment où Les Mangeurs d'argile buttent sur l'horizon clos par des Supérieurs.
La Méditerranée est une mer souillée, damnée, au bord de laquelle ne subsistent que des villes-jungles. Dans cette Saison de Rouille, la jeune Polynésie, rescapée d'un massacre, rencontre son bourreau atteint par la pourriture et, en fait, aussi piégé qu'elle, car les évacuations avouées peuvent cacher des hécatombes adroitement déguisées.
Dans Soleils hurlants, c'est l'Australie qui est le théâtre d'une course impitoyable et sanglante. Un voyage d'apocalypse, au bout de la folie et de la mort, se déroule sous un ciel étrange dont les maîtres insidieux sont les suceurs de vent.
Si l'Amérique est de retour avec Le Père de Feu, c'est pour visiter les bordels de Dieu (1er titre prévu), ceux de la Terre de Feu par exemple. Là, d'étranges résurrections provoquent un exode massif et, en particulier, l'errance bouffonne et tragique d'un curieux padre, flanqué d'un père alcoolique et halluciné et d'une fille aveugle et muette.
Ce retour à la Terre, sinistrement plate, polluée, rouillée, sillonnée de routes meurtrières, marque-t-il la fin des structures architecturales allégoriques élaborées dans les précédents science-fiction ?
Marque-t-il la disparition du cube ? Par exemple, c'était la forme du curieux Temple du Temps oublié caché dans L'Ile aux enragés, le lieu de la vérité cachée dans lequel pénètre un Aryan Dhaye farouche et viril : il faudrait confronter cette descente dans l'antre mystérieux avec celle qu'entreprend le Robinson de Michel Tournier au plus profond de la grotte fœtale (9). |
(9) L'île, qu'elle soit spatiale ou terrestre, n'est guère, ici, le lieu de paix ou le paradis de l'état d'avant la naissance. Ce sont les îles des Enragés ou du Vacarme. L'eau n'est pas non plus chez Pelot prétexte à des rêveries bienheureuses. |
La chambre où Luc divague avec Polipotern (anagramme imparfait de Pierre Pelot), dans Le Sourire des crabes, l'abri de béton du Devin dans Les Iles du Vacarme sont aussi des espaces cubiques symboliques.
Faut-il déplorer la fin (?) du monde sphérique ? Pas lorsqu'il s'agit de planètes mortes comme la 13éme, en proie au cannibalisme moderne, celle d'Hom, ou colonisées puis en révolte comme celles des Larkiossiens et des Shisals. Mais on peut aimer fréquenter encore les sphères de l'utopie heureuse, les mondes de Zananar avec Victor Piquelune, du point A débarrassé des malades du Pouvoir ou de Gayhirna (j'allais écrire Gaie Irma !).
Est-ce la mort des allégories pyramidales, celle des Légendes de Terre ou celle du Sanctuaire de la Femme-Pou, héritées de la civilisation indienne ? Le monde pyramidal des Barreaux de l'Eden est plus symbolique puisque chacun de ses étages correspond à une classe sociale. C'est peut-être dans Chromoville de Joëlle Wintrebert que se continue un semblable univers.
On regretterait surtout la structure étonnamment complexe de la gigantesque roue à aubes imaginée dans Delirium Circus ou les mondes circulaires de L'anneau (Nos armes sont de miel) ou de Domaine de l'œil (Parabellum Tango).
En fait, on aurait tort de s'inquiéter. Sans doute, Pelot toujours sensible à l'architecture mythique ou réelle des villes ou des îles de l'espace nous réserve-t-il encore des surprises comme en témoigne la création d'un monde urbain sous marin dans un roman récent [en 1984] : La Foudre au ralenti.
Si le cycle Les Hommes sans futur est original, c'est aussi grâce à un type de récit particulier. La narration s'apparente à la fois au western dont elle emprunte les courses-poursuites haletantes, les grands espaces, le rythme endiablé, et au thriller par la noirceur de l'univers décrit, l'atmosphère angoissante et pessimiste de certaines situations. Plus que jamais, Pelot écrit de véritables scénarios de films, servi en cela par une écriture visuelle qu'il a pu hériter d'un apprentissage de la bande dessinée et de la peinture.
Mais la science-fiction et le fantastique sont aussi au rendez-vous et le romancier, conjuguant tous les genres qu'il connaît bien, concocte (sans doute avec une joie iconoclaste) un genre inclassable et composite qui n'est pas forcément définitif. Chez lui, ce n'est pas le genre qui semble régir l'histoire, c'est au contraire le récit qui choisit et constitue sa forme pas à pas.
Peut-on par ailleurs apprécier l'évolution du monde pelotien sans évoquer les relations des êtres, habituellement violentes et tendres, sans envisager leur survie ou leur mort ?
Certes, on est loin du dialogue cru possible entre les générations, les ethnies, les civilisations les plus contrastées dans les années 70 ! Les mondes généreux de l'anarchie libertaire, sans hiérarchie, sans la violence née de la soif du pouvoir, ouverts sur un espoir, n'apparaissent plus ici.
L'amitié, elle-même, ou plus simplement l'entente pour une action solitaire semblent s'effriter, minées par le soupçon. Sans doute parce que, plus que jamais, le ciel, chape de plomb baudelairienne (10), pèse sur les êtres et les observe. Alors, la méfiance s'instaure entre les humains qui ne font guère qu'additionner leur solitude, et se côtoient dans une errance interrompue par les éclats d'une violence extrême. C'est l'heure des compagnonnages insolites et fragiles : celui de Polynésie et de son ancien bourreau, celui magistralement conté de Man Cheval Joke et de Capricorne (dans Soleils hurlants). |
(10) "Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle", c'est aussi le ciel pelotien. |
La recherche de la vérité est d'autant plus déroutante et désespérée qu'il n'y a rien à découvrir et il fallait oser bousculer ainsi les schémas narratifs habituels ! Le lecteur pelotien peut-il être surpris par cette évolution ? Pas s'il a suivi la dénonciation préalable de toutes les aliénations : impérialisme, hégémonies colonialistes, pouvoirs militaires, domination médiatique, ascendant des sectes et des religions, pesanteurs urbaines… Tout ce qui empêche l'homme piégé, malmené, d'affirmer son authenticité. Sa violence n'est peut-être alors que le revers d'une tendresse étouffée.
Devrait-on s'étonner qu'un romancier ait modifié son regard en vingt ans d'écriture ? Justement, cette écriture sismographique amplifie les soubresauts d'un monde bien réel, empli de bruit et de fureur.
On a aussi coutume de dire que Pierre Pelot ne travaille pas dans la dentelle et les puristes du style chicanent (malgré des imparfaits du subjonctif qui devraient les ravir !).
Tout écrivain devrait-il faire Proust en laissant tomber une madeleine dans sa tasse de thé ? Pelot réserve cette eau douceâtre un peu sucrée aux veuves frustrées et acariâtres de ses westerns parodiques !
Son style, c'est sa respiration, c'est peut-être celle des bûcherons des Hautes Vosges, dont le cri, quand l'arbre tombe, est certes sans retouche.
Au risque de surprendre, j'avancerais l'hypothèse d'une langue essentiellement lyrique et qui, comme par pudeur, par refus des effets, emprunte parfois ses tours, ses mots et ses registres à la langue la plus populaire (que des hypocrites, niant l'étymologie, nomment vulgaire), pour enfouir la tendresse juste avant qu'elle éclate. Pour saisir ce parti-pris délibéré, il faut relire Les Pieds dans la tête, les pages consacrées à la création brute sans remodelage, d'où toute censure est absente, y compris celle du style (11). |
(11) Voir aussi dans Delirium Circus le refus de la censure des grilles de schémas-gabarits par Bross Chaplin. |
IX - Des romans noirs "pour la vie" (12) |
(12) Voir Polar N° 2 : Noir, noir pour la vie, par Pierre Pelot (2ème trimestre 1984). |
La reconnaissance de Pierre Pelot en tant qu'auteur de romans policiers ou de romans noirs est injustement tardive. Au vrai, elle ne semble pas effective. Qu'on en juge :
- le Magazine Littéraire d'avril 1983, qui dresse le Bilan
de vingt ans de littérature policière l'oublie,
- le tout récent Que Sais-je (mars 1984) consacré au Roman noir
français ne fait pas même mention de son nom,
- Télérama a publié, il y a peu [1984], plusieurs articles sur les
thrillers en omettant le romancier,
- si un lecteur attentif comme Michel Rossillon n'était intervenu, la Bible du
polar, L'Almanach du crime de Michel Lebrun, ignorait les Spécial
Police signés Suragne.
Pourtant, il n'est pas excessif d'affirmer que Pelot a contribué à la notoriété de certaines collections comme Engrenage ou Sanguine. Peut-être est-ce à la publication de la moitié de ses romans dans les collections pour jeunes ou à sa réputation d'auteur de SF que l'on doit cette ignorance. Espérons que la fusion possible des deux genres - thriller et SF -, illustrée par Pierre Pelot lui-même dans Mourir au hasard, permettra de faire connaître cet aspect de plus en plus important chez un romancier, par ailleurs aussi peu soucieux d'étiquettes que de célébrité mais, à coup sûr, amoureux du roman noir.
Si Du plomb dans la neige et Les Grands méchants loufs correspondent bien aux lois du genre dans les années 70, Un Été en pente douce et Pauvres Zhéros étonnent par l'intrusion de personnages inhabituels. On y voit des débiles, des demeurés qui tentent de vivre leur différence dans un milieu impitoyable, reflet d'une société qui peut rejeter ou tuer.
Le Cri du prisonnier et La Forêt muette, après un début de récit presque classique, débouchent soudain dans l'horreur. Mais le chef-d'œuvre du genre est certainement La Nuit sur terre, un récit dont l'écriture est d'abord jubilatoire, jusqu'au moment où le suspense bascule comme le couperet de la guillotine et plonge le lecteur dans les plus insoutenables visions. Le romancier procède avec un art consommé du récit et maîtrise, avec juste ce qu'il faut d'humour (noir bien entendu) et de recul, toutes les ficelles du métier, sans pour cela céder au procédé.
Gare au lecteur qui ignorerait à ce moment que le pire est toujours sûr et que rien ne lui sera épargné. Heureusement, comme le souligne dans L'Express Michel Grisolia : "La Nuit sur terre est noire le temps de la lecture et blanche aussitôt après". Cette jolie formule n'est-elle pas la preuve que la catharsis est aussi efficace pour le lecteur que pour l'écrivain utilisant l'écriture comme une thérapeutique ?
X - Une saga des calamiteux, puis des survivants
Existe-t-il une préoccupation constante dans l'œuvre de Pelot ? Y a-t-il un thème qui affleure dans tous ses romans ? Peut-être, si l'on envisage le regard porté sur les êtres. Au-delà des récits menés tambour battant, de la violence latente et qui explose subitement, il y a toujours la tendresse pour les paumés, les marginaux, ceux qui ne possèdent ni pouvoir, ni argent, ni certitude. La primauté semble toujours accordée à l'intelligence du cœur, voire même à l'instinct de conservation, à la survie, face à une société uniforme qui rejette, par crainte, ceux qui vivent en dehors de la norme.
Dés ses premiers romans, Pelot manifeste sa prédilection pour les personnages insolites mais bien ancrés dans un présent, historique ou mythique, qui n'est pas tendre pour eux. Ce sont d'abord les Indiens bafoués par les politiciens de Washington, les petits blancs emportés dans un combat qui n'est pas le leur, les Noirs, victimes du Klan ou de notables parfois racistes. Lorsque ces récits sont écrits vers 1965, le problème noir resurgit avec une douloureuse acuité.
C'est contre les possédants que prend parti Dan Starken (pseudo de Dylan) dans Le Vent de la colère. Et qui veut-il défendre ? "Les moins que rien, les mangeurs d'argile et les suceurs de vase, les Pauvre Blancs et tous les culs terreux sans nom".
Les êtres que le romancier met en scène, il les connaît bien. Ce sont ceux qu'il observe, qu'il côtoie. Ils apparaissent plus nettement dans les romans du terroir : les bûcherons, les sagards, les débardeurs, les ouvriers, les maçons, les tisserands, les petits artisans… la population laborieuse et smigarde des Hautes-Vosges. Ils n'ont évidemment rien à voir avec les héros des collections Duo ou Harlequin. Ce serait toutefois faire fausse route que de voir en Pelot un quelconque défenseur de la lutte des classes. Son cri, il le pousse en marge de toutes les militances récupératrices ; son combat, il le mène en dehors des idéologies affirmées. Mais L'Unique rebelle n'est pas forcément un homme seul. Car la rencontre est encore possible, au delà des barrières raciales, politiques, au delà du clivage des générations, pour une action commune, reconnue par le cœur.
Plus tard, qu'advient-il du monde des gueux, qu'une certaine presse réserve à sa rubrique des faits divers, dans les romans de SF ? Eh bien, le cercle s'agrandit. Dans Parabellum Tango, le romancier confirme en l'amplifiant son intérêt pour tous les exclus : "tricheurs, tueurs, menteurs, bricoleurs, menteurs aliénés du bitume, crottés, fangeux, asséchés, bouffeurs de glaise et suceur de la mort, équilibristes du bien et du mal, jongleurs de la débrouille, rafistoleurs du visible et du caché, clameurs d'inavouables violences, provocateurs, frimeurs, mortifiés et agressifs, malades, hurleurs de toutes les belles santés, planteurs de tous les couteaux, cracheurs de bombe, lanceurs de feu (…)". Ils sont tous là ces fildeféristes de la survie forcenée, à la fois victimes et bourreaux, qui peuplent plus de cents récits pour hurler leur haine de tous les pouvoirs, toutes les oppressions. Ils crient leur dégoût face aux Supérieurs de tout bord, à tous ces malades que la peur gouverne et qui gouvernent avec la peur.
Enfin, dans Les Mangeurs d'argile, c'est la saga des derniers d'une espèce qui s'efface que l'on conte. Ces calamiteux se reconnaissent comme tels parce qu'ils se nourrissent "des produits de la terre grâce à (leurs) mains qui travaillent le sol, pétrissent le pain et forment les poteries". Curieuse apologie du secteur primaire par un travailleur du tertiaire ! C'est que Pierre Pelot ne renie pas ses origines et n'a jamais perdu le contact avec les hommes de la terre ou des forêts. Sans doute se souvient-il de son père menuisier et on dirait que Guillevic a écrit pour lui :
"J'ai vu le menuisier
Tirer parti du bois
(…) Moi, j'assemble les mots
Et c'est un peu pareil".
L'écrivain devient une sorte de chroniqueur des mangeurs de Terre dont parle encore Kid Jésus.
Rien d'étonnant si les Indiens Shisals colonisés habitent d'abord Glaise-Ville ! Plutôt qu'aux Humiliés et offensés de Dostoïevski, c'est aux Damnés de la Terre de Franz Fanon qu'il fait penser.
Il ne faut attendre ni manichéisme vengeur, ni compassion paternaliste pour ceux dont il parle, sans concession, sans illusion. Il n'est ni leur héraut, ni leur défenseur.
C'est de l'intérieur qu'il vit d'abord leur existence et il ne leur dicte jamais un comportement sous-tendu par une morale préétablie.
Tout se passe comme si, saisis par empathie, les personnages vivaient une existence autonome, entraînant avec eux leur créateur, pieds, poings et plume liés. Il ne revendique pas une intelligence critique supérieure à leur égard pour porter sur eux un jugement moral et il les laisse comme responsable de leurs actes, fussent-ils les plus fous, les plus destructeurs.
En 1974, ne confiait-il pas déjà : "Il m'arrive assez souvent de me sentir entraîné par mes personnages. Je leur laisse la liberté de faire ce que les événements les pousse à faire" (13). |
(13) In Horizons fantastiques, N° 35. Interview de Pierre Suragne par Richard D. Nolane et Marianne Leconte. |
C'est au lecteur sans doute que Pelot laisse le soin de réfléchir et de lire en toute indépendance critique, des récits qui ne laissent jamais indifférent et dont on ne sort jamais tout à fait comme on y est entré !
Raymond Perrin.
Page créée le lundi 26 janvier 2004. |