Caïne, l'homme-bois-bonheur, porte chance aux futures mères. Au besoin, il les aide à devenir mères. Avec lui, impossible d'accoucher d'un Autre. Mais Lice, cette gamine trop nerveuse, ne veut pas de lui. Elle est sûre que les Autres vont faire mourir les mangeurs d'argile. Elle communique sa hantise à Kildred, un vieil homme presque aveugle qui l'a recueillie parce qu'elle ressemble à sa fille disparue. Ensemble, ils quittent Little Rock ou Kildred a passé toute sa vie. Atteindront-ils la cité perdue de l'éternel désir ? Ou buteront-ils contre le mur de l'invisible peur ? En attendant, ils risquent gros ; il y a de tout dans la cambrousse, y compris ceux qui ont muté, mais en se trompant de direction. Caïne se décide à les suivre ; sans doute a-t-il ses raisons. Pour survivre, il faut être dégueulasse quelquefois. Et en baver plus qu'à son tour. (4ème de couverture, 1981).
La petite histoire... On trouve déjà cette expression de "mangeurs d'argile" dans la bouche de Dylan Stark (Le Vent de la colère, Ed. Lefrancq, p. 183) : "…vous oubliez les moins que rien, les mangeurs d'argile et les suceurs de vase, les Pauvres Blancs et tous les culs terreux sans nom qui ont laissé leur peau dans ce jeu de massacre". Et dans Kid Jésus, Pelot campe des "fouilleurs", des "mangeurs de terre"…
Ils étaient assis sur le muret de la terrasse, au-dessus de ce qui avait été une sorte de garage. Lippis et Tom laissaient prendre leurs jambes dans le vide ; de temps à autre, ils frappaient du talon contre la pierre et de petits fragments de ciment trop sec se détachaient et tombaient. Skinny, lui, avait posé ses grands bras maigres sur ses genoux relevés et ses mains dansaient au bout de ses poignets osseux, comme s'il battait la mesure d'une mélodie silencieuse (qui n'existait que dans sa tête).
Ils se retrouvaient là fréquemment. C'était un de leurs nombreux points de rendez-vous.
Ils se réunissaient pour mettre des coups au point, quand l'un ou l'autre avait flairé une affaire où il fallait se mettre à plusieurs, ou bien pour partager un butin, ou sans but précis, simplement pour attendre la suite…
Pour regarder tomber le soir sur l'alentour, comme c'était justement le cas, en se demandant si l'automne à peine commencé se poursuivrait, s'il serait suivi d'un hiver, ou si tout allait basculer une fois encore… On mettait sur le dos des Supérieurs ces désordres climatiques - on parlait de manipulation - et ces étranges saisons qui ne suivaient plus les cycles ancestraux. Tout ce qui n'allait pas dans le monde, c'était la faute aux Supérieurs. Les Autres Hommes…
Il faisait frais et roux. L'ombre distillée petit à petit s'amassait dans les creux, soulignait les angles des choses et babillait le paysage de ruines d'une pesanteur molle. La rue, très large, filait tout droit, montant vers les limites extrêmes des banlieues oubliées de ce secteur de la ville. Des décombres hétéroclites s'entassaient ça et là de part et d'autre du ruban d'asphalte crevassé, sur les trottoirs, devant les façades rougeoyantes des maisons basses. Quelques fenêtres étaient déjà éclairées ; des grappes sonores s'en échappaient, émise par les téléviseurs. La rue était quasi déserte, à part quelques enfants trop vite montés en graine qui traînaient en groupes, sous les auvents défoncés des vérandas, quelques types assis par terre, le dos contre un mur encore tiédi par le soleil couché. Même dans la journée, ce n'était jamais la grande foule.
Comme s'ils obéissaient à un signal, les trois hommes sur la terrasse frissonnèrent en même temps, caressés par l'haleine fraîchie d'un soupir de vent. Skinny émit des sons, entre ses lèvres plates et minces. Des mots ? Des grognements ? Difficile à dire.
Depuis quelque temps déjà, Skinny n'avait pas l'air en très grande forme. Il gueulait pour un rien, ou alors il s'enfermait dans un silence profond et boudeur. Il s'énervait, ses petits yeux durs s'injectaient chaque jour davantage. Les affaires n'étaient guère florissantes.
D'ailleurs, on aurait dit que tous les mangeurs d'argile du coin étaient plus ou moins sur leurs nerfs - c'était du moins l'idée de Skinny, qui ne tenait peut-être pas à se sentir englué seul dans l'impalpable malaise. A cause du temps ? Des saisons à venir impossibles à prévoir ? A cause des Autres Hommes qui avaient abandonné la ville ? Allez savoir. Skinny ne savait pas. Pour toutes ces raisons sans doute, et pour d'autres raisons sans doute, et pour d'autres raisons encore. Des raisons inconnues. Comme toujours.
Il gratta le ciment sec, arracha des débris qu'il fit sauter au creux de sa main. Puis il les saisit entre ses doigts, un à un, et les lança sur le tas de tôles ondulées, à ses pieds, sur le trottoir, devant la porte béante de l'ancien garage. Les petits fragments de ciment roulaient le long de la tôle en pente et allaient tomber tout près de la rue. Skinny essayait de toucher la grille d'une antique bouche de chaleur. Vous parlez d'un jeu. Lorsqu'il eut envoyé tous ses bouts de ciment, il n'avait pas mis au but une seule fois. Il grogna encore. Secoua ses mains, comme s'il venait de les laver. Un ennui total se lisait sur son visage osseux et mince. De la colère aussi. Ses yeux étaient tout à fait rouges et les lueurs du soir de braise n'y étaient pour rien.
Tom ramassa à son tour une poignée de fragments, avec l'intention visible de faire mieux. Skinny le regarda de travers.
- Hé, dit Lippis, juste comme l'autre se préparait à lancer son premier gravier ; hé, les gars, regardez ça.
Tom oublia de lancer. Skinny et lui tournèrent la tête dans la direction indiquée par Lippis. La main de Tom retomba lentement et se reposa sur le sommet du muret.
Le type avait jailli de quelque part, d'une ruelle ou d'un passage quelconque. C'était sûr, car s'il était venu par la rue, Skinny l'aurait repéré depuis longtemps : il ne lui échappait pas grand-chose - même avec ses yeux injectés de sang. Or, le type était là, à moins de deux cents pas, à un endroit où la rue était vide l'instant d'avant. Sûr qu'il avait surgi à l'improviste, craché par un des boyaux sombres qui s'enfonçaient entre les maisons et dessinaient des labyrinthes infernaux entre les grands axes.
- C'est pas un gars de par ici, dit Skinny.
A ce chien qui vit sous mon toit et qui jamais lire ne saura. Et pourquoi pas ?
Page créée le samedi 1er novembre 2003. |