Lui, c'est Man Cheval Joke. Son camion, c'est un Ken, 18 roues, 60 tonnes de poids en charge, 600 tonnes d'arrachement en puissance brute. Et le feu au cul. Pourquoi ? Parce que tout fout le camp. Les Supérieurs ont d'abord confisqué le ciel australien, ce qui a donné du travail aux camionneurs. Mais ils se font envahissants. Alors les éleveurs abattent leur bétail.
Et Man charge son dernier fret : quelques dizaines de tonnes de viande. Pour une course folle à travers tout un continent. Le temps des flics est terminé. Chacun roule pour lui. Pour arriver au territoire de la mort, à l'autre horizon des anciens aborigènes. Pour rien. Ou peut-être pour comprendre, simplement. (4ème de couverture, 1983).
L'ENFANT venait du Nord, des banlieues de Barrow Creek. (On apercevait les premières maisons blanches à moins d'un mile, comme une barre de lumière sale, tremblante, fantomatique, posée sur l'étendue rousse.) Il devait savoir qu'il ne courait pas le moindre risque, que la route était à lui, pour un moment encore. Il roulait en plein centre du ruban d'asphalte rosâtre, soulevant derrière lui un maigre nuage de poussière, presque rien, aussitôt retombé. A cette distance, impossible de dire s'il s'agissait d'un garçon ou d'une fillette - d'ailleurs, quelle importance ? Il se propulsait sans bruit, pédalant tout ce qu'il savait, juché sur une espèce d'ahurissant tricycle à hautes pattes.
Le premier, l'Aviateur eut l'attention attirée par ce point mouvant. Il cessa de manipuler son Dawson Knife, ses mains s'immobilisèrent. L'instant d'après, ce fut le tour de Man "Cheval" Joke, qui se trouvait assis aux pieds de l'Aviateur, le dos contre le pare-chocs rouillé de l'épave, sur la butte au-delà du remblai. Du bout du doigt, il releva ses lunettes de soleil qui glissaient sur son nez brillant de sueur. Les deux hommes contemplèrent l'enfant sur son engin à trois roues. Ils en oublièrent un instant l'autre spectacle qui pouvait commencer à tout moment, et pour lequel ils étaient venus prendre place ici, au-delà de la route, face au truck-stop.
Le môme n'appartenait pas au personnel de Danae Station, le truck-stop de Barrow Creek. Les gosses des stations savent bien qu'ils n'ont pas à faire les idiots sur la route, quelles que soient les circonstances. C'est une règle de survie. La première.
Sur le soir pesait un silence total qui durait depuis un bon quart d'heure et qu'on imaginait facilement dix fois plus long. Tellement lourd aussi sous la basse mer de nuages qui bouchait le ciel aux quatre horizons et qui rougeoyait dans les remous intérieurs du soleil couchant. Le disque énorme et flou, rouge de sang, palpitait à l'ouest au-dessus du lointain plateau de Kimberley.
Le gosse arriva à hauteur du premier bâtiment de Danae Station et poursuivit son chemin sans dévier d'un pouce. Il roulait bien au centre de la truckway et faisait voler ce petit filet de poussière derrière lui. Il passa devant le snack, le bar, et rien ne bougea non plus derrière les vitres pareillement teintées qui faisaient écran au soleil et à la chaleur.
Il glissa devant les pompes à gazole alignées sous l'immense auvent de matière translucide bleutée ; à un moment, il se trouva à la hauteur du point où l'Aviateur et Man Cheval Joke se tenaient de l'autre côté de la route et du remblai : Man entendit le léger couinement du pédalier - couiîk - couiîk - couiîk - à chaque tour de roue dentée. C'était le seul et unique bruit. Il retentissait tout à coup dans la tête de Man comme l'amorce d'un vacarme inéluctable et faisait monter la tension ambiante. L'air sec et vibrant devint quelque chose de pâteux qui ne se respirait qu'au prix d'efforts pénibles.
Man porta la main au creux de son sternum, appuya. Les médailles et colifichets qu'il portait en sautoir s'entrechoquèrent mollement. La douleur fit un petit rond sous les doigts de l'homme et s'installa au creux de ses côtes. Il aspira une grande goulée d'air rouge.
L'Aviateur était assis sur la calandre tordue du vieux Mac 5000 abandonné à la rouille. Au début, il avait tambouriné la grille métallique avec ses talons, mais il avait fini par se calmer. En bougeant un peu la tête, Man Cheval apercevait sur sa droite les espadrilles de l'Aviateur, et les pieds de l'homme dans les espadrilles.
Quand le gosse eut dépassé l'alignement des pompes, le petit bruit de son pédalier s'estompa, s'enlisa. C'était un môme de cinq ou six ans, avec des cheveux blancs, un visage sérieux et préoccupé, des joues sales, toutes ses dents cariées au ras des gencives. Toutes sans exception. Il était vêtu d'un short beaucoup trop grand pour taille, rouge avec une bande blanche sur le côté. Ses pieds nus et formidablement crasseux écrasaient les pédales dépouillées depuis longtemps de leur enveloppe caoutchouteuse. Il arriva à la hauteur des parkings, au sud de la station, continua sur sa lancée. Ce gosse allait au diable. Il faisait songer à un de ces vieux jouets mécaniques qu'on remonte en tournant une clef et qui file ensuite comme une flèche jusqu'à ce que le ressort soit totalement détendu. Il faisait songer à cela : un objet, un artefact - pas un être vivant. Man Cheval Joke aurait juré que le regard de ce gosse était vide.
A Françoise et Christian Covillault, en toutes amitiés (1ère édition).
SFère
Le magazine du club Rencontres SF. N° 4, mai 1983, ronéoté. Éric MOUREY, pages 19-21
Fidèles lecteurs, vous connaissez maintenant Pierre Pelot et son oeuvre que j'ai eu le plaisir de vous présenter dans le n° 1 de SFère. Le livre dont je vais vous parler dans cet article est le dernier roman paru du cycle des Hommes sans futur.
Ma critique sera beaucoup plus brève que celle qui concernait Saison de rouille, car vous êtes déjà familiarisés avec ce cycle, et Soleils hurlants n'est pas d'un intérêt fondamental pour ce dernier.
L'action de ce roman se déroule sur le continent australien dont les "Sups" prennent peu à peu possession ; il raconte l'aventure de Man Cheval Joke, un "routier" appartenant à l'espèce des Mangeurs d'argile. L'importance de ces routiers est très grande, car les transports s'effectuent tous par route depuis que le ciel est interdit aux "Hommes sans futur" et que les réseaux ferrés sont inutilisables.
De puissantes compagnies de transport routier se partagent le continent, quelques routiers indépendants (dont Man Cheval Joke fait partie) roulent pour leur propre compte, et le système ne fonctionnait pas trop mal...
Jusqu'à ce que... les compagnies décident d'évacuer l'Australie, l'extension des "Sups" devenant trop importante. C'est alors la PANIQUE...
Les éleveurs de bétail abattent leurs bêtes et chaque individu qui le désire peut, avec le moyen de transport de son choix, transporter de la viande depuis les régions d'élevage jusqu'aux grandes métropoles.
Des sommes et des intérêts invraisemblables sont en jeux. Man Cheval Joke est entraîné contre son gré dans cette aventure, et le livre relate sa folle équipée à travers tout le continent australien. On s'aperçoit très vite que le syndicat des routiers organise, en fait, cette course dingue en protégeant les membres de son organisation.
Les principaux personnages de ce roman sont : Man Cheval Joke ; Capricorne, un adolescent aux allures de punk, coéquipier volontaire de Man ; Willy-Willy, la sœur de Capricorne, la putain la plus appréciée de tous les routiers ; l'Aviateur, compagnon de passage de Willy-Willy ; Nelson, un journaliste qui désire accompagner et filmer Man et Capricorne pendant leur traversée...
En examinant maintenant les différents points intérêt comme cela avait été fait pour Saison de rouille, il sera facile de comparer les deux romans de Pelot, qui appartiennent pourtant au même cycle.
Soleils hurlants est un bon roman d'aventures, dont le véritable héros est un camion, mais il s'en dégage un relent de Mad Max, et c'est bien ce que je reproche à ce livre : exploiter un thème commercial, exploiter une mode pour vendre... Mais peut-être que Pelot a vraiment aimé ce thème et a pris plaisir à le développer dans un de ses livres... Enfin, il faut l'espérer.
Dans cet ouvrage, la violence est surexploitée et, contrairement aux autres romans de Pelot, on a l'impression que cette exploitation y est "gratuite".
Les personnages, des stéréotypes, sont beaucoup moins fouillés, beaucoup moins étudiés, au bénéfice de la simple description de l'action. Seuls quelques passages nous définissent superficiellement leur psychologie...
Ce livre fait partie de la catégorie de romans dans lesquels le message politique habituel de Pelot est inscrit en simples filigranes...
Cependant on peut y deviner une critique des syndicats uniques, organisations toutes puissantes et sans scrupules..., une critique des médias qui exploitent le voyeurisme de leurs spectateurs..., ainsi qu'un éloge d'un certain individualisme teinté d'anarchisme représenté par Man...
Les thèmes de l'amour et de la sexualité sont très peu développés, encore moins que dans le roman Saison de rouille, dont l'un des deux personnages principaux était une femme. Nous avons à faire avec Soleils hurlants a un livre plutôt phallocratique, voire machiste... Dommage pour les fans de Pelot.
Le racisme est peu étudié dans ce roman, les "Supérieurs" n'étant pratiquement pas évoqués.
Mais le thème de la mystification est encore présent : distribuer des vivres semble être une entreprise louable, mais en fait, elle ne consiste qu'à affamer des populations et à enrichir des hommes sans scrupules.
En conclusion, Soleils hurlants est un roman très moyen pour Pierre Pelot, un remake de Mad Max. Avis aux amateurs... Mais il faut aimer (ce n'est pas mon cas) !
Avec ce livre, le cycle des Hommes sans futur baisse de niveau, mais comme je l'ai dit dans le n° 1 de SFère, les romans y étant indépendants, certains peuvent être moins bons ; ceux qui ne veulent pas abîmer leur cycle peuvent les placer sur une autre étagère...
A&A infos
N° 85, juin 1983. Rémy GALLART, page 116
L'ami Pierre continue sur sa lancée. Je crois que tous ceux qui le connaissent et le suivent depuis beaucoup de temps savent que son monde noir, loin de s'éclaircir, s'assombrit encore plus. Comme si c'était possible.
Dans Soleils hurlants, la structure westernienne est encore plus évidente. Le désespoir toujours aussi poignant. La condition de ces humains, parqués par leurs propres enfants, n'est certes pas excellente, mais pourquoi ne pas donner un grain de folie joyeuse à ces pauvres prisonniers ? Parce que tout est foutu, et depuis très longtemps.
[Suit un commentaire sur Transit. Voir cette page].
Séries B
Mons (Belgique), IV/1984, N° 6. Savin DODAC, page 40
Captivant, ce bouquin, vraiment ! C'est l'histoire d'une course folle à travers l'Australie. En camion de soixante tonnes. Man Cheval Joke doit rouler pour gagner la liberté, la mort, l'amour, la raison. Un univers entier a basculé dans le territoire de la mort.
La Liberté de l'Est
23 septembre 1998. Raymond PERRIN
Soleils hurlants nous transporte en Australie où les pannes électromagnétiques créent la panique. Man Cheval Joke fuit cet enfer, vers une apocalypse réglée par les Nouveaux Hommes, au volant de son "truck", un camion géant. Le compagnonnage insolite de Man Cheval Joke et de Capricorne, embarqués dans une odyssée sans répit et sans recours n'est plus celui, durable et chaleureux, de Dylan Stark et de Kija, reposant sur l'estime égale et mutuelle, la reconnaissance des valeurs communes, évanouies ici en ces temps de survie.
Page créée le mardi 4 novembre 2003. |