Gilles de Rais, compagnon de Jeanne d'Arc, maréchal de France, seigneur de Machecoul, Champtocé et Tiffauges, décédé en 1440,
se réincarne dans un corps de femme, vers 1975, dans un coin paumé des États-Unis...
Carling Joe avait l'âme généreuse, et il le regrettait parfois. Toujours trop tard, bien entendu.
Par exemple, ce mercredi de novembre…
Il aurait préféré mille fois se trouver chez lui, dans la maison de Boolt City, à regarder tomber la pluie furieuse derrière les carreaux, une tasse de café fumant dans le creux de la main. Ou même sous l'auvent de la scierie, dans l'odeur humide des tas de sciure. La scierie ou la maison, c'était pareil : c'était chez lui.
Mais non. Au lieu de ça, il roulait sur la route tortueuse, en plein cœur de la bourrasque, luttant avec le volant de sa camionnette poussive qui balançait méchamment sous les coups de boutoir du vent.
Un vent du diable, assurément. Un temps à ne pas mettre un chrétien dehors. C'était sûr ; après toute cette pluie, on entendrait rugir la Boolt River un fameux moment. Le niveau s'était bien élevé de deux pieds et les aulnes, les broussailles qui encombraient ses berges avaient maintenant les pieds dans l'eau boueuse. Le courant sale charriait une profusion de racines, de troncs, et aussi de vieux bidons, de boîtes de conserve vides.
La pluie fouettait en rideaux serrés. C'était comme une espèce de marée aérienne, avec ses vagues grises qui galopaient les unes derrière les autres. Impossible d'y voir nettement à plus de cent yards, et les montagnes avaient disparu derrière la danse échevelée de l'averse.
Carling Joe jura deux ou trois fois, sans grande conviction, par pur automatisme. Il frissonna, releva d'une main le col râpé de son vieux blouson d'aviateur - dix dollars dans un surplus de l'armée.
Si par bonheur une saute de vent ne le basculait pas les quatre roues en l'air, dans un peu moins d'une heure il serait à Boolt City. Chez lui, et plus question de sortir. La chaleur du dedans, la télé, un journal et un fameux repas, voilà ce qu'il fallait.
Minnie devait se faire de la bile. Il n'y en avait pas deux comme Minnie pour se faire de la bile à propos de tout. Rien qu'à le voir monter dans la camionnette, elle se mettait à trembler. C'était une femme comme ça, brave et douce, et encore bien jolie… mais douée comme c'est à peine croyable pour ce qui est de se faire de la bile.
Lorsqu'il avait quitté la maison, au matin, sous la petite pluie fine, Minnie avait ses yeux des grandes inquiétudes. Elle est restée un moment debout sur le pas de la porte, serrant son châle sur ses épaules, à regarder le ciel, la camionnette, et puis encore le ciel tout barbouillé de crachin. Elle avait dit quelque chose dans le genre : "C'est du sale temps qui se prépare, Joe. Sois prudent, n'est-ce pas ?"
Quelque chose dans ce genre là…
Fiction
N° 276, janvier 1977, pp. 169-170
Une intrigue en apparence très emberlificotée qui s'éclaire dans les dernières pages du roman (un personnage historique célèbre par sa cruauté et sa dépravation s'incarne pour quelques heures dans une jeune américaine d'aujourd'hui), tel est le dernier Suragne, qui n'est sans doute pas très convaincant thématiquement, mais présente toutes les qualités habituelles à l'auteur : montage parallèle organisant le suspense, personnages saisis dans leur quotidienneté, envoûtant décor générateur d'atmosphère (la petite ville aux heures nocturnes, dans le brouillard et la pluie). R.A.S., dans une certaine qualité. (A).
Page créée le samedi 25 octobre 2003. |