En ce temps de pollution maxi et de haute surveillance policière, où l'alcool d'algue coule à flots et où les vidéo-cassettes pirates foisonnent…il s'en passe des choses, la nuit, dans la ville de Denvercolorado ! La ville, ou les villes ? Au vrai, il y en a trois qui s'étirent sur des centaines de kilomètres de côte : la terrestre, la souterraine et la sous-marine.
Ici, dans un bar du port, un nommé Go boit trop et soudain tue avant de s'enfuir…Là, Sky, une jolie "océane", erre dans les rues, malade, traquée…Et là, le flic Manken reprend conscience, drôlement amoché… A moins que ce ne soient pas eux mais leurs clones ? (4ème de couverture, 1983).
Son dos lui faisait mal. C'était cyclique et ne guérirait jamais, au moins il était prévenu, trois ou quatre docs, des types qui savaient de quoi ils parlaient, le lui avaient confirmé et répété - des vrais chanteurs de chorale. Il avait passé un examen radiographique. Non : deux. Conclusion, ils appelaient ça "une discrète ostéophytose antérieure débutante en D9-D10". Pas de quoi s'alarmer ; un jour, quand la douleur ne serait plus cyclique mais permanente et que les doses massives d'analgésiques n'auraient plus d'effet, bon, il se ferait peut-être bricoler la colonne vertébrale du côté de ces fameuses D9-D10. Un jour prochain. S'il vivait suffisamment longtemps pour souffrir le martyre.
En attendant, la douleur irradiante lui empoignait les omoplates et serrait, brûlait, tiraillait. Principalement du côté gauche. Certains jours, ça le prenait dès le matin, le pied à peine posé au sol.
C'était bien ennuyant mais les docs n'avaient pas pris de gants pour lui faire comprendre que, tout compte fait, il n'était pas à plaindre - il y en avait tellement de plus mal en point que lui ! Évidemment. Go Laraldie le savait bien. C'est parce qu'il avait peur de faire partie du lot de ces malheureux qu'il s'était décidé à consulter les docs, après avoir traîné trop longtemps dans l'angoisse. Il ne se plaignait pas. Simplement, parfois, dans les conversations, il éprouvait comme une espèce de satisfaction à parler de son ostéophytose, en général quand les autres racontaient leurs propres ennuis et tenaient de véritables conférences sur leurs rhumatismes, cancers, les soucis que leur causait l'entretien de leurs doubles en sommeil, toutes ces choses de la vie et de la santé. Souvent, les gens le regardaient se contorsionner (même s'il le faisait discrètement) quand il essayait de trouver une position qui soulagerait momentanément ses muscles dorsaux douloureux, et ils lui demandaient ce qui n'allait pas. La plupart du temps il n'était pas le premier à mettre le sujet sur le plat.
Une chose sûre, c'est que l'humidité n'arrangeait pas son cas. Et l'humidité flottait partout. Même le soleil, lorsqu'il perçait les nuages, en pleurait.
Go marchait d'un pas légèrement déhanché sur le quai de bois glissant, le dos tordu et l'épaule gauche un peu plus haute que la droite - pour l'instant, cette position était la meilleure qu'il puisse adopter, celle qui le faisait le moins souffrir.
Le soir tombait sur le port et ses blocs terrestres, ses rades, ses bateaux, ses îles flottantes, sur la mer et les sommets des buildings semi-immergés qui jaillissaient de l'eau, partout. Le soir se couchait pesamment sur le monde. Les lumières clignotaient déjà un peu partout, reflets dansant sur la surface ou halos irisés qui semblaient battre des paupières dans l'atmosphère chargée de vapeurs odorantes. On pouvait voir couler la nuit aussi nettement qu'une marée montante. Il s'agissait là d'une marée qui tombait à la verticale en même temps qu'elle bouffait les lointains de la ville.
Magazine littéraire
N° 206, avril 1984. Jacques CHAMBON, page 72
Pour l'ambiance glauque à souhait de la cité tentaculaire de Denvercolorado, ses clones, ses pirates de vidéo-cassettes, ses maladies.
Fiction
N° 351, mai 1984, pages 157-159. Dominique WARFA
Pelot pratique décidément l'inversion des genres de manière assez réjouissante. Il y a en effet un côté iconoclaste certain dans la façon dont il traite ces derniers temps les genres abordés. Parlera-t-on de subversion ? Il m'étonnerait que ce soit très concerté chez un auteur dont le jaillissement créatif est incessant et naturel - et l'œuvre trop voulue finit toujours par sembler artificielle. Ce serait plutôt le caractère ludique de l'acte d'écriture qui pourrait à mon sens constituer une quelconque motivation. Qu'importe : le résultat est plaisant, et sans doute déconcertant pour les amateurs d'étiquettes et de tiroirs clos.
Les livres de Pelot paraissant dans des séries clairement consacrées au polar, genre aujourd'hui aussi codé que la SF, semblent n'en ressortir qu'accessoirement. Leur vérité interne est ailleurs, dans ce courant proche de l'humain marginalisé qui a vu ses grandes réussites aux USA : Pelot s'est admirablement expliqué là-dessus dans une chronique qui était une réponse à l'un de mes papiers . L'humain profond, dit-il.
Et voici qu'un roman connoté "SF" (sous genre : post-cataclysmique et déglingué) se voit en fait écrit comme un vrai roman noir. Ingrédients : le privé, la fille, le flic. Liaison des ingrédients : le privé amoureux de la fille, ver de terre amoureux d'une étoile (air connu), cas de figure souvent vécu par un certain Philip Marlowe comme par un dénommé Burma... Et surtout, ingrédient ultime, sans lequel il n'y aurait jamais eu, à la source, de roman noir : la ville, la Ville omniprésente! Ici, effet de grossissement du traitement SF, la Ville devient seul univers : Denvercolorado, sommet immergé "après" (une catastrophe naturelle ? une guerre ?) dans un monde où les océans ont grignoté les terres. Pelot nous offre là un paysage urbain terriblement prenant, métaphore de l'enfermement intérieur des personnages - chacun muré dans son obsession propre comme il est prisonnier des niveaux de la Ville (bouges portuaires, buildings semi-immergés, zones sub-aquatiques).
Grand consommateur de K7 vidéo, Pelot utilise cet aspect de lui-même, en jouant (sans trop y croire, d'évidence) avec l'idée d'un trafic de ce matériel : Sky, la fille, vend des K7 ; Go Laraldie, le privé, se mouille dans le trafic ; et Manken, le flic, veut utiliser Laraldie à d'autres fins. Car, comme dans tout bon polar, le premier niveau d'intrigue n'est présent que pour asseoir les autres. Le monde de Denvercolorado est une civilisation du clonage. Mais du clonage déglingué. Retournement d'un thème : le clonage comme réussite scientifique ayant été largement exploité déjà (Varley, Wilhelm), Pelot nous offre l'escroquerie au clone!
La classe aisée peut se réincarner à loisir en "Suivants de 3° naissance", clones soigneusement entretenus à cette fin. Mais la technique est grippée, et les renaissances ratées se multiplient, risque évident de désagrégation de cette société. D'autre part, ceux qui n'ont pas accès à la 3° Naissance se voient offrir un substitut : le spookmen, corps vidé de sa personnalité qui se loue à un autre esprit. Mais les contrats sont-ils respectés ? Les spookmen ne sont-ils pas définitivement décérébrés pour remplacer les Suivants défectueux ? Or, Laraldie s'est loué, pour payer à Sky la rebelle l'entretien de son clone. Dès lors, il intéresse les flics désireux d'en faire leur espion à son insu. Les maîtres du genre n'auraient pas désavoué l'intrigue. Et le sac de nœuds se complique davantage encore lorsque Laraldie, mort de trouille à l'idée de ne pouvoir respecter son contrat car il est traqué par les trafiquants de K7, abat Deos Manken.
A ce stade, on a trop parlé de clones et de faux clones pour que l'amateur de SF ne dresse pas l'oreille : lorsque Manken se réveille à l'hôpital, est-il toujours Manken ? Si Laraldie a disparu, ne serait-ce pas lui, devenu spookmen, dont le corps est habité par sa victime ? Il semble que l'intrigue ne pouvait pas se nouer différemment : le flic se réveille dans le corps de son meurtrier. Le destin, dira-t-on. La logique interne du récit, surtout, qui connaît là son comble, l'apogée de sa progression dramatique. Comment ne pas songer à l'inéluctable s'abattant sur le personnage classique - revu et corrigé par la tradition moderne de manipulation des corps et des consciences ? Dès lors, le lecteur SF est en terrain conquis. Dickien, diront-ils, ravis de la référence et aidés en cela par l'atmosphère sordide de chasse à l'homme du genre Blade Runner. Peut-être, ou alors jeuryen, pour qui veut jouer ce jeun : le flic et le privé dans le même corps peuvent renvoyer à L'Orbe et la roue et son héros à trois personnalités. Et puis ? Ce n'est pas la première fois que Dick plane chez Pelot. Au contraire de certains commentateurs soucieux de préserver ou d'encourager une spécificité particulière à la SF française (souci de "pureté" ?), je n'y vois aucun scandale esthétique. Je crois à une expression plurielle qui ne renie aucune influence (aucun regard, dirait Pelot). Alors, Dick, comme Cain, Caldwell et bien d'autres... Pelot nous donne un ouvrage digne d'intérêt dont j'avoue qu'il m'a porté jusqu'à sa conclusion (un peu optimiste, peut-être ?). La société aurait peut-être gagné à être plus fouillée, mais La Foudre au ralenti n'a rien d'un traité économique. La logique, ou l'illogisme, ou les obsessions (et le tout mêlé soigneusement) de ses personnages compte bien davantage.
Tu nous en refais, Pierre, des comme ça ?
Page créée le mardi 11 novembre 2003. |