C'est jeudi, par exemple, sur la France. Et c'est la nuit, aussi, non seulement sur la France mais sur l'Union Sociale Européenne, dont fait partie la France. Et la nuit est noire, brumeuse, pour le docteur Keyes qui prend place derrière son bureau du centre de psychothérapie de Grenoble ; pour le docteur Keyes qui s'assied à cette place, comme chaque soir, avec en tête sa dose de soucis habituels. C'est la nuit aussi pour Jorge Das Vila, l'anarchiste, au volant de cette voiture de police maquillée, qui roule vers sa ville de Fessenheim.
C'est la nuit pour le commissaire exécutant Lovskovitch qui se prépare, avec ses hommes, à donner l'assaut à cet immeuble de Metz occupé par des terroristes. Et qui a mal aux dents… C'est bien entendu la nuit, pour M. le Gouverneur de France, qui sent monter en lui ce malaise familier des fins de soirées. La nuit noire. La nuit qui peut d'une seconde à l'autre devenir rouge, toute rouge, sans que personne ne sache pourquoi, ni ne comprenne. (4ème de couverture, 1975).
Les premières neiges étaient encore tombées plus tôt que l'habitude. Septembre... Au temps où les saisons étaient autre chose que des mots, septembre, dans le souvenir des vieux, marquait la fin de l'été. Bien sûr, ce n'était plus la fournaise des longs jours de soleil enflammés - c'était la braise, les rousseurs, les soirs rouges sur les journées tremblantes et épuisées. Les feuilles de septembre tenaient encore aux branches des arbres, et les gelées cassantes grelottaient tout au fond des coulisses d'octobre.
Mais à présent...
Un frisson traversa les épaules du docteur Daniel Keyes.
Septembre ? Qu'est-ce que cela veut dire ? s'interrogea-t-il mentalement. Plus rien ne veut rien dire. Sinon le froid.
Il eut un autre frisson.
Un filet de courant d'air filtrait par le joint caoutchouté de la vitre. Dans la buée, quelqu'un avait tracé d'un doigt énergique cette sentence :
CHARLEY EST UN CON
La base des lettres coulait, les gouttelettes de condensation traçant des sillons emmêlés.
Keyes soupira, se demanda distraitement qui pouvait être ce pauvre Charley, et il enfonça plus profondément ses poings dans les poches de son manteau de fourrure synthétique, imitation castor irradié, trois cent mille frics au Centre Grenoblois de la Fourrure.
La rame de l'Interbus dans laquelle il était monté à la station J-P Andrevon était quasiment vide. Trois passagers, une femme et deux hommes, installés çà et là sur les banquettes de simili-cuir.
A cette heure-là de la journée, les grosses cohues étaient passées, et les marées bruyantes des sorties de bureaux évaporées dans l'ombre épaisse. La nuit venue cachait les grisailles de la ville, mangeait la boue de neige et d'eau sur les trottoirs et au long des artères piétonnières. Sur les circuits chauffés réservés aux V.P (véhicules particuliers), l'asphalte brillait, noir, comme un gouffre durci.
Keyes préférait la ville la nuit. Au moins, il y avait des lumières, des couleurs, un semblant de vie - alors que dans la méchante lueur du jour, tout n'était que de la pluie, froide, terrifiant, et les averses de neige n'avaient d'autre devenir que celui de la boue sale et gluante. La nuit, au contraire... trois pas de danse pour un flocon, dans la lumière d'une lampe ou d'une enseigne, et il se changeait en goutte d'argent...
Keyes soupira.
Épigraphe : Et il se fit des bruits, des tonnerres, des éclairs, et un tremblement de terre ; un si grand tremblement qu'il n'y en eut jamais de pareil depuis qu'il y a des hommes sur la terre. Et la grande ville fut divisée en trois parties : les villes des Nations furent renversées, et Dieu se souvint de la grande Babylone pour lui faire boire la coupe du vin de la fureur de sa colère. Et toutes les îles s'enfuirent ; et les montagnes ne furent plus trouvées. (Jean, Apocalypse).
Dédicace : A ma compagne,
en mémoire de cette nuit rouge
au ciel empli d'hélicoptères en flammes.
Fiction
N° 266, p. 152. George W. BARLOW
Un récit qui commence à la station d'interbus "Andrevon" à Grenoble II et qui passe, entre autres lieux, par la rue "H-L Planchat" à Metz-III : deux clins d'œil significatifs, car Suragne réussit une fois encore à réconcilier politique-fiction et plongée dickienne dans les fantasmes, à marier enfers sociaux et enfers intérieurs. En dire plus, ce serait gâter l'admirable suspens, rendre moins prenant le cauchemar dans lequel nous sommes entraînés avec une poignée de personnages hurlants de vérité : un médecin aliéniste, un flic, un anarchiste, le gouverneur de la province France de l'Union Sociale Européenne...
Page créée le vendredi 24 octobre 2003. |