La terre tremble toutes les semaines ; d'innommables taudis poussent sur les ruines. Cuerda, le padre, est là comme un poisson dans l'eau ; il sait toujours ce qu'il faut dire aux pelados. Et le signe arrive : en Terre de Feu, les humains ressuscitent. Serait-ce la fin des temps ? Cuerda n'en doute pas ; il veut conduire Nieve dans cette île du bout du monde ; la belle orpheline y retrouverait sa mère disparue. Rien n'arrête le padre ; quand le gouvernement fait dire que les miracles sont l'œuvre des Supérieurs, il prêche la croisade et entraîne les pedalos vers le sud. Sans être contredit par Nieve, qui est aveugle et muette ; ni par son père, qui boit trop de tequila. (4ème de couverture, 1984).
La petite histoire... Ce roman a changé de titre plusieurs fois ! Le titre de travail était d'abord Les Bordels de Dieu (d'après Fiction, n° 312, et Archipel, n° 4) : l'expression est utilisée page 119. Puis il fut : Le Ciel est borgne (d'après A&A, N° 87, novembre 1983, p. 27), avant d'être publié sous ce troisième : Le Père de Feu.
IMMOBILE, bras ballants, Digo regarda s'éloigner la Lando-V ferraillante. Ensuite, il fit un pas de côté, mit sa main gauche dans la poche de sa combinaison avachie, et de la droite s'appuya au pilier de ciment armé qui supportait de son mieux la véranda. La dernière secousse avait fissuré le béton en vrille, du bas jusqu'en haut ; Digo toucha les bords éclatés de la faille et le ciment s'effrita sous ses doigts. Il n'aurait pas fallu éternuer trop fort...
C'était mieux que Nieve ne soit pas là.
Le tourbillon de poussière rouge retomba sans se presser ; quand il fut tout à fait dissipé, la voiture avait disparu au creux d'une dénivellation, derrière les touffes d'épineux et de broussailles en bourrelets épars. L'air chaud de cette fin d'après-midi tremblotait comme un vieillard chenu, brouillant le panorama brumeux de la ville qui, à quelques kilomètres au nord-est, s'étirait sur l'horizon de la sierra et le hachurait d'ombres déchiquetées. Le regard de Digo, réduit à presque rien sous les paupières abaissées par la fatigue, s'attarda un long moment dans cette direction, comme s'il y avait quelque chose à voir.
Il se disait que de toute façon Nieve entendrait les coups de feu. Elle était aveugle, muette peut-être, mais certainement pas sourde.
Digo hocha la tête, murmura entre ses dents :
"Bien sûr que non..."
Digo parlait souvent à un témoin qui vivait à l'intérieur de sa tête, et qui avait le bon sens de ne pas le contredire.
Le bruit, ce n'était pas ce qui manquait dans les taudis de la banlieue. Une bonne carapace, contre l'écho des coups de feu. Et puis, qu'est-ce que ça pouvait lui faire, à Nieve ? Comment savoir ce qui lui passait par la tête ?
Digo laissa retomber son bras droit le long de son corps. Quelques boulettes de ciment se détachèrent de la faille, là où il s'était appuyé.
A la prochaine secousse, la maison s'écroulerait, c'était fatal. Qu'elle fût encore debout, couturée de cicatrices comme un vieux pirate, cela tenait du miracle. Le béton préfabriqué ne valait rien.
Digo recula jusqu'au mur de façade et s'assit lourdement sur le banc de bois. Son visage se couvrit de sueur ; il respirait péniblement. Sa main trouva la bouteille de Sauza posée à terre. D'un coup de pouce, il dévissa le bouchon qui s'envola sans prévenir. Digo le suivit des yeux. Le bouchon atterrit, roula jusqu'à l'extrême bord de la véranda et s'immobilisa à quelques millimètres du vide. Digo porta la bouteille à ses lèvres. Il avala deux longues gorgées d'alcool, souffla. La tequila, les bouchons, la véranda n'étaient plus ce qu'ils avaient été...
Comme le reste.
Comme le pays, et Coahuila Sector.
A Jacques Goimard, Grand Alchimiste, avec toute l'amitié de l'apprenti sorcier. P.P. (1ère édition).
A&A
N° 87, novembre 1983. Dans les "Nouvelles du front", page 27
Sachez que le 4ème tome des Hommes sans futur s'appelle Le Ciel est borgne. Le roman Le Pantin immobile, du même auteur, s'en-va-t-être adapté à la télé (mazette!), le tournage commence en juin (vidéo, 52'). Divers projets d'écriture polar pour Pierre Pelot dont Coupe à blanc et Le Chien sur l'autoroute... En cours, adaptation de La Guerre olympique.
Le Monde
6 avril 1984. Michel JEURY
Noirs futurs
Le Père de feu est le quatrième volume d'un cycle, Les Hommes sans futur, qui prendra peut-être, sous la plume acérée et fertile de Pierre Pelot, la dimension du Fleuve de l'éternité.
Nous sommes à la fin des temps : la fin de l'Homme et des petits hommes mangeurs d'argile, bannis par les mutants supérieurs qui transforment le monde sans qu'on ne les voie jamais. Et quelque part, vers la Terre de Feu, les morts se mettent à ressusciter. Le padre Cuerda y conduira Nieve, la jeune fille aveugle et muette, à travers les ruines et l'horreur... dans un récit toujours très cinématographique, car Pierre Pelot est un fou d'images et un habile scénariste. Mais il ne laisse aucune chance à ses héros, pourtant hauts en couleur. Les mystérieuses résurrections ne sont qu'une manœuvre des Supérieurs. La science-fiction est elle-même un mirage, puisque nous sommes tous des hommes sans futur. Un grand talent sombre.
Fiction
N° 351, mai 1984. Jean-Claude DUNYACH, pages 159-160
Il y a décidément un ton Pelot, une façon particulièrement noire de bâtir une histoire et de la mener à son terme en détruisant chaque route d'évasion possible, jusqu'à la chute finale dans le précipice. Bien sûr, ça ne marche pas toujours, il arrive que le livre avorte en cours de route ou se perde dans des méandres sans intérêt. Mais quand ça fonctionne jusqu'au bout, on obtient Blues pour Julie ou Le Sourire des crabes. On obtient Le Père de feu : un Pelot indispensable de plus.
Dès les premières pages, l'atmosphère se crée : moite, pourrissante, elle envahira le livre et finira par submerger les personnages qui descendent du Sud-Amérique jusqu'à la Terre de Feu. Dans les décors/décombres, envahis de charognards et d'épaves sordides (là où Ballard dépose artistiquement ses carcasses de voitures fossilisées, stérilisées, propres, Pelot laisse s'installer la moisissure, la rouille et le tétanos), quelques personnages/perdants s'efforcent de s'évader de la pourriture ambiante. L'histoire, ici, n'est que prétexte. Il se passe quelque chose ailleurs, un espoir possible (la résurrection des morts), mais surtout ici il ne se passe plus rien, et il faut bouger pour éviter les charognards. Malheureusement, le monde contrôlé par les supérieurs n'est plus qu'une gigantesque nasse et les personnages n'échapperont pas à leur destin/destruction. Les quelques pèlerins guidés par le Padre de feu s'arrêteront quelques minutes de trop dans un village et seront rattrapés et détruits. L'ex-soldat finira poignardé dans un bar après l'immobilisation de sa voiture, les autres se perdront dans l'autisme ou dans l'alcool...
Pas vraiment un roman gai, non, mais les grands livres le sont rarement. Un des meilleurs Presses Pocket depuis longtemps.
Page créée le mardi 4 novembre 2003. |