Jagor Jean, le Bienheureux Bienfaiteur, a donné aux survivants du grand cataclysme biologique la certitude la plus merveilleuse : celle de l'immortalité des âmes. Enfin libérés de leur angoisse millénaire, les hommes ont accepté les prisons de ce monde dans l'attente de leur voyage vers l'Eden. Ils ont accepté d'être maintenus dans des classes génétiques parfaitement distinctes. Ils ont accepté les lois imposées par l'Élite, les villes surpeuplées, la culture programmée. Surtout, ils ont accepté de se présenter à la mort avec la joie sereine des Élus...
Aussi, les seuls grands criminels impitoyablement pourchassés sont-ils les Incrédules. Parmi eux, Alexis Jov : dénoncé par son ami Baher, fidèle serviteur du Prophète, au Coordinateur général, il est condamné à parcourir le douloureux chemin de la guérison qui doit le mener à la foi... (4ème de couverture, 1977).
Pour la seconde fois de sa vie, Berni C. Baher franchit la porte d'entrée de l'enceinte qui isolait le Parloir.
La seconde fois de sa vie.
C'était aussi la dernière. Il le savait.
Sous la chemise moite qui collait à la peau de son torse, son cœur battait peut-être un peu plus vite ; il se pouvait que la seule chaleur ambiante fût en cause. Une visite au Parloir n'avait rien de particulièrement impressionnant, fût-elle la dernière. Mais la chaleur était capable d'accélérer le rythme cardiaque. Et la marche au long des trottoirs suant le goudron, depuis l'arrêt du T.U (Transport Urbain) jusqu'au Centre. La chaleur, la marche, la vieillesse…
Baher essuya une goutte de transpiration qui chatouillait sa tempe droite, à l'orée des cheveux gris coupés court. Ses pas faisaient crisser le gravier de l'allée centrale.
Il laissa courir son regard autour de lui, nonchalant. L'endroit n'avait guère changé depuis la dernière fois, d'après ce que son souvenir voulait bien lui restituer. Une sorte de parc en miniature, sillonné de passages couverts de gravier blanc, avec des îlots de pelouses brûlées et les carcasses piteuses de quelques arbres pauvrement feuillus. "Les feuillus ne valent rien, songea Baher négligemment. Le terrain est trop sec, ici, et la chaleur trop lourde. Ce qu'il faudrait, c'est du résineux, de l'épine".
L'ombre portée par les arbres pitoyables le caressa à son passage.
Il n'y avait âme qui vive dans le parc. Des voitures étaient rangées devant le bâtiment principal : elles appartenaient aux officiers du Parloir. Les véhicules des "clients" n'étaient pas admis
"Parloir", songea Baher. Il sourit. Le surnom de l'endroit avait été donné par ceux de la classe C - les "Dup-Smith". En réalité, les établissements se nommaient "Centres de Contacts Post-Mort Première Phase" . Ou encore C.C.P.M.P.P. L'appellation Parloir était passée dans le langage courant des Classes C et B. Peut-être même dans la classe A. Qui sait ? Baher ne connaissait personnellement aucun sujet de la Classe A.
Il s'arrêta un instant au pied des escaliers du perron. Une petite trêve dans les battements de cœur. Il tira de sa poche de blouson un mouchoir propre plié en quatre, et s'épongea le front et les joues. Le papier humidifié se déchira. Baher replaça le mouchoir dans sa poche.
Il avait dû avoir ce geste, la première fois. Il croyait s'en souvenir… Une vie de quarante-cinq ans… des séries de gestes répétés… Combien de gestes ?
La dernière fois, c'était cinq ans plus tôt. Un Contact légal et gratuit de Post-Décès accidentel.
Il n'y a pas de paradis futur,
il n'y a pas d'avenir,
il n'y a que le présent.
(Libertad).
Page créée le samedi 25 octobre 2003. |