ou les Hautes-Vosges
au cœur d'une quarantaine de romans
par Raymond PERRIN
III
"Je me suis finalement rendu compte que le monde entier était à ma
porte, dans les gens, la vie qui m'entourent. Il y a des centaines de livres à
écrire. Faulkner disait qu'il n'aurait pas assez de toute son existence pour
s'occuper du petit timbre-poste que représente sa contrée." (Interview
réalisée par J.-P. Germonville, L'Est Républicain du 08 mars 1987).
Dans ce microcosme quasi philatélique, le romancier privilégie d'autres
lieux comme l'Hôtel du Pied des Ballons avec son "gigantesque aquarium
dans lequel nageaient et rampaient toute une armée de langoustes, homards et
autres crustacés ..." offert aux yeux émerveillés de Duz, l'enfant qui,
bien qu'abandonné par les siens, n'est pas encore porteur de pouvoirs
maléfiques.
Lorsque le bûcheron Diên revient du Cul de la Mort : La
Forêt muette, il menace un convive avec sa tronçonneuse en action.
"Un petit malin (...) lança la chaise, qui manqua Diên, mais percuta de
plein fouet la vitre de l'aquarium. Cela péta comme un vrai coup de fusil. Les
éclats de verre projetés par deux cents litres d'eau fouettèrent les jambes
de Diên qui se mit à patauger sur place, piétinant les langoustes
éparpillées sur le sol carrelé, portant des coups de tronçonneuse dans le
vide." Cette destruction fictive n'empêche pas Luc Mordacci de descendre
à cet hôtel, ce qui permet à l'autobiographe d'intervenir dans le récit pour
rendre hommage au patron décédé, "un des rares, dans ce village, à ne
pas me balancer la moindre vacherie sur mon état d'artiste fainéant qui
ne travaillait pas".
Pas étonnant que ce soit, douze ans plus tôt, ce sympathique restaurateur
qui mette en garde Go, avant qu'il y ait Du
plomb dans la neige : "Le patron du bar-restaurant dans lequel il avait
bu un cognac rapidement, au pied du col, le lui avait dit : "Vous allez
vous faire coincer, monsieur, si vous compter emprunter le col. La neige tombe
dru. Moi, je ne m'y risquerais pas...".
Au lecteur avide d'en savoir plus de recenser les notations sur la rivière aux
"pierres souvent découvertes", et ses "odeurs de vase séchée
et de soleil couchant", sur la place de l'église "barbouillée de
goudron et d'asphalte" ou celle de la mairie d'où l'on peut entendre les
flonflons d'un bal, sur les scieries où ont cessé "la chanson du
haut-fer" et son "va-et-vient saccadé", sur les
"cités" ouvrières aux "mêmes façades écaillées que l'on
repeint tous les cinq ans aux frais de l'usine", "avec leurs ramées
protectrices de vieilles plaques de fibrociment", sur les fermes ouvertes
sur "le charri" et son bassin, avec leurs greniers à foin accessibles
de l'extérieur par les portes en bois de la "bôacherie".
Au patient géographe, laissons le souci de situer les "vallées
secondaires" du village "en étoile", les collines, les ballons,
les étangs mystérieux et les lacs (rarement évoqués en dehors du "Lac
Vert" cher aux Canards boiteux !).
Laissons-le s'y perdre, car les droits de la fiction autorise le romancier à
brouiller les cartes, à mêler fantasme et réalité.
On peut toujours se contenter du regard de Chip, Fou
comme l'oiseau, pour qui "le village dispersait ses maisons le long de
la rivière et de la route en serpentin ; la voie ferrée traçait un chemin
plus rectiligne et plus sombre". Alors, le lecteur le moins informé aura
reconnu l'axe Bénélux-Bâle de la nationale qui vient de Remiremont. Il aura
identifié la voie ferrée désaffectée et le cours de la Jeune Moselle qui
naît à Bussang.
Pour résumer la situation, il suffit de prendre un peu de recul et de
hauteur grâce aux Pauvres zhéros :
"Le village, vu du ciel, rappelait la forme d'une étoile à cinq branches.
Il avait poussé au point de rencontre des vallées et s'était étendu, semant
ses maisons le long des cours d'eau, toujours plus haut vers la source. La plus
forte concentration d'habitations suivait bien sûr la vallée principale de la
Moselle (si jeune encore qu'elle était à peine rivière), et les axes jumeaux
de la route et de la voie ferrée". Il est aisé d'identifier les cinq
branches de l'étoile : deux sont constituées par le cours amont de la Moselle
et le bras en aval. Les trois autres sont données dans Suicide
: "La Feigne [ou Faigne], Presles, les Charbonniers "[ou l'Agne],
cette dernière se subdivisant elle-même en vallées secondaires. Il faut bien
reconnaître que cette immense vallée ramifiée est la préférée du
romancier. Ne lui a-t-elle pas fourni ses deux pseudonymes ? Pourtant si l'on
suit Bastien pour découvrir "Les Feignes. Un autre village dans le
village" (un nom d'emprunt à ne pas confondre avec la Faigne), on arrive
dans un endroit sombre et triste. C'est la "réserve", déjà
évoquée, pour les ouvriers dont on veut oublier l'existence. C'est là
qu'échouent les retraités que l'on parque pour céder leurs logements
ensoleillés du centre du bourg à des ouvriers encore productifs ! Pourtant,
cet "écart" n'est qu'une partie de l'immense vallée des
Charbonniers, ou de l'Agne, sorte d'étoile imbriquée dans l'étoile du bourg,
dominée, entre autres collines, par "les masses rondes et boisées"
des Braqueux. Dans le récit fantastique, La
Peau de l'orage, c'est sur cette éminence que l'on situe le premier hameau
: "Il y a (...) deux cents années pour le moins, alors que la vallée
était vide de village, nue comme ma main, c'était là-haut, sur les Braqueux,
qu'il était le village. En pleine forêt, ceux qui dressèrent les maisons,
dans le début, étaient des équipes de bûcherons suédois. (...)
Ensuite, sont venus les charbonniers, souvent avec femmes et enfants. Puis,
plus tard, les vanniers de n'importe où qui se fixèrent là."
Et cette histoire tient tellement à cœur à Pelot qu'il envisageait,
depuis 1994, d'écrire l'immense saga, du XVIIème siècle à nos jours, d'une
famille d'origine suédoise installée en ces lieux. Le projet mûrit lentement
et se transforme considérablement, mais il est interrompu par la rédaction des
cinq tomes de la saga Sous le vent du
monde. Bien que personnages, lieux et durée de l'action différent, peut-on
raisonnablement considérer que son point d'aboutissement est, après deux
années d'écriture, le long récit : C'est
ainsi que les hommes vivent, dont la publication est très attendue au
printemps 2003 ?
Ces lieux " frémis " où un prêtre maudit peut surgir du passé
sont encore chargés de mystère lorsque, dans Suicide,
la ferme sise dans "la vallée de la Goutte du Rieux", une enclave
entre le village et le haut de la vallée, détruit ses habitants avant de se
détruire elle-même.
La description du val imaginaire de "Goutte-Cerise" dans le long
récit estival : Ce soir, les souris sont
bleues ne trompe pas longtemps le lecteur un peu perspicace. De cette
enclave au bord d'un ruisseau, que perçoit-on ? "Lointains braillements
intermittents du ruban mécanique de la scierie (...), morceaux de chansons
flottant au-dessus des bâtiments de la colonie de vacances...". Plus haut,
il y a le restaurant ... des "Charbonniers", "au beau milieu
d'une vallée étroite, secondaire et écartée, isolée, mal desservie par une
route en lacets méchamment serrés". Pour ceux qui douteraient encore, il
suffira d'évoquer le fait qu'Elian, bien que quinquagénaire, participe à la
course vélocipédiste burlesque organisée, à l'époque, tous les ans, à la
mi-août, lors de la fête qui commémore "La République libre des
Charbonniers" !
C'est encore le chemin qui mène, après avoir franchi La Hive (mais est-ce
bien son nom ?) aux roches de Morteville, redoutable piège pour les bûcherons
débardeurs, quand tombent Les Neiges du
coucou...
Si vous le désirez, voyez, plus loin, Lou Carmaux qui traverse "la
vallée de Presles", son étang et son bosquet de sapins : "la poîche".
Plus à l'Est, Paulin voit le soleil montrer son nez "sur les crêtes du
Mont" tandis que, non loin de là, sur l'autre versant, un autre bûcheron,
Bibi, observe "les pentes violacées de la montagne du Tertre" alors
que les sommets des ballons d'Alsace et de Servance sont cachés par la brume.
Il est plus malaisé de reconnaître la Tête-du-Lait, colline dominée par un
relais de télévision où Duz et ses amis d'enfer cueillent des brimbelles, et
au pied de laquelle Ron Dublin a construit sa maison, celle que l'on décrit
aussi dans Le Pantin immobile, dans la
carrière des ajoncs ... Elle se dresse près du chemin où Marcel Lourrois
découvre Daniel, blessé, installé ensuite chez lui comme Le
Renard dans la maison.
Il ne s'agit ici que du village de Pelot, mais des investigations plus
pointues permettent de reconnaître le Thillot et Remiremont, villes qui ont en
commun leurs rues aux arcades, Fresse-sur-Moselle et son magasin Intermarché
(transféré depuis), Bussang et ses scieries, Château-Lambert, petit hameau de
la Haute-Saône déguisé (peut-être ?) en "Pierre-Fendre" ou, plus
certainement, en "Château-Lamay". Toujours dans cette Franche-Comté
voisine, apparaissent furtivement Servance, Beulotte-Saint-Laurent ou La
Montagne, village qui évoque irrésistiblement les romans de Jean Giono. Mais
dans les Brouillards des mille
étangs de ces contrées fréquentées par les sorciers, il faut craindre, plus
que jamais, "les maléfices sournois qui hantent les brumes" !
Le romancier, on l'a vu, n'est pas soumis à la même rigueur que les
géographes. Si pour la nécessité logique de son récit, il doit bousculer les
montagnes, il les bouscule.
Brouillage et escamotages sont deux privilèges de la fiction. Par exemple,
dans Le Ciel fracassé, Adrien "le
déserteur" vole une voiture à Strasbourg, grimpe le col de Bussang en
haut duquel il précipite le véhicule dans un ravin. Il s'installe dans une
cabane de cantonniers, à deux kilomètres du village de Bussang d'où il envoie
plus tard un message à son amie Célia. Elle habite à Faye-sur-Moselle - 88160
: (c'est le code postal du Thillot]. Or, pour la jeune fille, la lettre porte
"le cachet du village voisin" - de Bussang ! - ...qui devrait être
Saint-Maurice. Lorsque les jeunes gens réunis décident de fuir en vélomoteur
vers le Sud, ils traversent "deux villages endormis" (Bussang et Le
Thillot ? ), avant le "col raide [qui] menait en Haute-Saône". Le
narrateur a donc escamoté volontairement les villages de Saint-Maurice et de
Fresse, superflus dans le récit.
Pelot s'amuse d'ailleurs aux dépens de ces lecteurs trop pusillanimes qui
ne respecteraient pas les droits de l'imagination. Relisons la présentation de La
Forêt muette : "Le Cul de la Mort est un endroit qui ne figure pas
nominativement sur les cartes d'état-major ou autres ; même le très sérieux
Institut géographique national a choisi, semblerait-il de l'ignorer. Les
relevés topographiques de niveaux l'ignorent également."
Inutile donc de suivre pas à pas, sur la carte au 1/25 000 ème, les
personnages égarés dans les roches de Morteville, parmi les étangs fangeux de
la Haute-Saône, dans les méandres du Col de Bussang ou de la route des
Ballons. Craignons alors de nous perdre dans les taillis épais, avec Popeye, au
pays des Noires racines ou, pis encore,
dans les souterrains scabreux de La Nuit sur
terre !
Chaque lieu peut n'être rendu vrai que par le regard d'un individu à un
moment précis de son aventure, selon ses sentiments, ses préoccupations. Si
l'Espagnol Antonio ne voit en Remiremont qu'"une ville plate et
grise", c'est parce que, déçu par les Français, il veut rentrer dans son
pays et le fait dans des conditions climatiques déplorables.
D'ailleurs, Mique, Elle qui ne sait pas
dire je, semble apprécier la même agglomération : "la voici nue dans
la ville des autres" qui n'est pas encore "la vraie ville (...)
délicieusement grise".
Si l'adolescent Zuco est séduit à ce point par la forêt de Servance,
c'est peut-être qu'il s'y sent bien grâce au bûcheron Bibi qui l'accompagne
et qu'il admire.
Le romancier ne nous livre son regard que lorsqu'il a pénétré par
empathie dans l'histoire profonde et secrète et dans le comportement de ses
personnages.
Dans "l' étau sombre des vallées" ou sur les flancs des
montagnes ,"gigantesques chiens couchés", règne une atmosphère qui
doit parfois à la nostalgie d'une enfance vosgienne heureuse. C'est l'odeur
"de résine chaude, d'invisibles champignons", des foins coupés,
"relevés en andains", qui entre la nuit dans les chambres, ou celle
du "charri" dallé ouvert à la fois sur l'étable et les pièces
habitées. C'est le souvenir des jeux à l'intérieur de la caisse à bois
"dans laquelle [pour Lou], il faisait bon s'asseoir, tout gosse, quand
l'hiver s'essaie à retenir la nuit vingt-quatre heures sur vingt-quatre",
dans laquelle encore [Laurent] "jouait au cours des longues soirées
d'hiver, capitaine d'un sous-marin en perdition", près de la vieille
cuisinière munie de sa "ballonge-réservoir".
Ce sont les courses éperdues dans les "corrues" , "les
courtes" et les "traverses" de la forêt, en quête de la tache
claire d'une colonie odorante de "jaunottes". C'est encore, avec
l'excitation "d'un gosse qui fait la neige" , "les collets pour
les lièvres, et puis les truites pêchées à la main qu'on allait vendre dans
les restaurants...". Plus tard encore, c'est un soir de fête autour de la
"chevande" ou "chavande", du Feu de Saint-Jean ou quand on
tue un veau à la ferme, l'occasion de boire un coup de "distillée"
ou de faire des farces pendables comme de "décharger, durant la nuit, deux
toises de bois en quartier sur le parvis de l'église, pour le jour de la
Toussaint" !
Seul Pierre Pelot pouvait imposer à toute la francophonie, par ses
éditions parisiennes, des mots du patois local vosgien ou des régionalismes
lorrains. Peut-on encore ignorer les "bouottes" ou aoûtats qui vous
démangent l'été au cours des fenaisons ? les "fiounements" d'un
chien-loup pleurnichard ? les "gaillots" engouffrés dans le poêle ?
"les charpagnes" tressées, entassées dans le "charri, les
"tacounets" pour laisser sécher les aulx, les oignons ou les
échalottes ? ou encore l' "épouvantail à counailles" qui n'effraie
pas plus les corneilles que les corbeaux !
"Les saisons du dehors ont quelquefois bien fragile importance" (L'Heure d'hiver). "Je suis venu au monde dans un pays de verdures souvent
pluvieuses - mais j'ai aimé la pluie. Un pays d'âpretés cassantes comme la
pierre sous la glace, de neiges crissantes à la semelle, quand on y marche au cœur
de la nuit - mais j'ai aimé le froid. (...)" (Colère de renard).
Chaque personnage, sans doute par souci d'efficacité, de crédibilité,
évolue non seulement dans un paysage aussi minutieusement qu'amoureusement
décrit, mais en outre sous un climat précis, au sens strict du terme. Un
observateur scrupuleux pourrait presque dater l'écriture des récits tant les
notations relatives aux conditions météorologiques sont nombreuses et claires.
A chaque roman sa saison. L'été, c'est la saison des passions
paroxystiques, du soleil en feu en harmonie avec les incendies.
Dans Le Pain perdu, Lou Carmaux
"sentait couler goutte à goutte la sueur au long de son dos".
"La chaleur de la route au goudron traversait les semelles de ses
chaussures." C'est une nuit de cette saison torride qu'il voit "les
lueurs rousses de l'incendie" qui ravage sa maison. Avant que La
Peau de l'orage ne se déchire, Alice connaît, après avoir vu "des
halliers touffus, brûlés de soleil, remplis de cris et de vols
d'oiseaux..." , "une belle journée, sèche comme un coup de trique,
chaude ; une journée sur mesure pour les fenaisons des prés de la
Presle".
Le soleil et le feu sont plus que jamais complices lorsque brûle "la
maison étranglée entre les deux garages", quand éclate L'Été
en pente douce, près des "taches éparses des arbres brûlés net par
le soleil assassin".
L'automne "des arbres roux et brûlés", des "couleurs
fanées sur les prés",des "mêmes camaïeux de jaune-orange
barbouillés sur les bosquets ainsi qu'aux avant-postes des forêts", c'est
le temps d'Une jeune fille au sourire
fragile, c'est celui du Blues pour
Julie, quand on voit "les bosses rondes, brumeuses de la montagne
pelotonnée sur elle-même". C'est le moment, pour Cardo de voir, à La
Montagne, "toute la forêt immobile dans ses couleurs d'automne presque
installé, ses lumières en guirlandes claquantes ou irisées".
C'est, pour Paulin et pour Renato, le temps où "les renards
fument" quand on observe "la lente ascension des guirlandes de
brume" "qui flottent et qui montent entre les arbres". Est-ce
encore l'automne, en ce mois d'octobre agonisant, ou bien L'Heure
d'hiver pour Sylvain Pluie qui ne tient guère à survivre à son chat
assassiné ?
Bastien, retraité, chassé dans sa vallée d'ombre et de neige, sait, lui,
qu'il connaît le dernier automne de sa vie et l'hiver de sa mort, au point
qu'on le retrouve "de la glace dans ses cheveux, et sur ses yeux grands
ouverts".
Si le printemps est encore timide dans La
Nuit sur terre où subsistent encore "les vieilles taches de neige
gelée et sale", où le regard file "entre les buissons de rameaux
bruns ou violets, encore déplumés", il éclate dans Fou
comme l'oiseau, sans doute pour aider l'éclosion des rêves de Chip,
l'adolescent amoureux. Il neige encore mais ce ne sont que "les calendes de
printemps". Ensuite, "les bourgeons éclatés s'ébrouaient sous la
poudre du fragile maquillage, (...) La lumière était dorée et d'une pureté
sans pareil, (...) Les buissons, arbres et halliers non encore feuillus,
rutilaient sous les ocres, comme des remous cuivrés."
Si, évoquer un pays, c'est aussi rendre compte de ses odeurs, de ses
couleurs et de ses lumières, de ses bruits et de ses cris, alors Pelot a
pleinement accompli sa tâche.
Nul mieux que lui n'entend "le staccato des autorails et des métiers
à tisser", le cri des arbres abattus par "des tronçonneuses
ronflantes", l'accent chantant des enfants "qui piaillaient et
s'ébrouaient devant les maisons", ou, simplement, "le petit bruit de
l'eau qui coulait au bassin du charri".
Pourtant, le cadre vosgien, si authentique qu'il soit, ne sert qu'à
concourir à l'effet de réel. Il donne leur vérité à des personnages qui,
seuls en fait, importent pour le lecteur comme pour l'écrivain. De plus, le
seul vrai pays dont veut rendre compte Pierre Pelot, (- il l'a écrit dans
"Fiction" en 1983 -), c'est le quart-monde, "c'est le pays de
ceux qui ne suivent pas, qui dérapent, qui débordent des moules" ,
"C'est la montagne et non la ville" , avec les gens qu'il côtoie,
dont les histoires, plus vraies, plus fortes que toutes les études
sociologiques policées et aseptisées, s'imposent à lui.
Il devient alors une sorte de chroniqueur fantasmatique de ceux que l'on a
privé de parole, d'écriture ou de mémoire(s). Sans se faire ni leur héraut,
ni leur juge, il dit les difficultés de survivre de tous les "mangeurs
d'argile", des "calamiteux" de toutes sortes qu'une société de
plus en plus urbaine isole, marginalise, méprise ou ignore.
Les personnages créés par Pelot ne sont guère les "héros"
habituels des romans classiques. Ce sont des bûcherons comme Paulin ou Bibi ou
Diên, différents certes mais amoureux de leur métier. Il y a des sagards
comme ceux de Bussang, des maçons - un métier que le romancier voulait exercer
-, des menuisiers-charpentiers.... Ce sont souvent comme la plupart des gens de
la vallée, des paysans ou des ouvriers du textile. Souvent tandis que le mari
était tisserand, ourdisseur, l'épouse "tenait ", exploitait la
ferme.
On rencontre encore des artisans, des employés de magasin, ou plus rarement
des colporteurs, des brocanteurs ou des rebouteux. Plus généralement, il y a
les "étrangers", les vieux, les alcooliques, ceux que la société
nomme "débiles", les exclus de tout acabit qui retiennent son
attention et sa tendresse.
Ce sont aussi les oubliés des manuels, les échappés des statistiques, la
manne des faits divers.
Le point de vue, heureusement, n'est pas neutre, incolore, inodore. Quand
Pelot évoque, avec sympathie, un docteur qui vit en H.L.M. et ne fait pas
partie des "cercles de la bourgeoisie villageoise", dans Le
Mauvais coton, il est fidèle à ses intimes convictions. Il n'aime pas ceux
qui occupent "un rang", "tous ces apôtres qui nagent et pagaient
dans leurs petites sphères étroites de pouvoirs et regardent de haut la
piétaille".
Le romancier est particulièrement sensible à l'exploitation des jeunes
filles, comme Isabelle, l'amie de Jean-Louis, "par les
contremaîtresses-gardes-chiourme" qui "contrôlent la
production".
Faudrait-il parler du droit d'ingérence du romancier lorsqu'il met en garde
l'adolescent Tillix, désireux d'être explorateur, et qui "n'avait pas
encore compris que les seules jungles qu'il pouvait être amené à découvrir
étaient celle des métiers à tisser, dans le bruit infernal et la chaleur
suante, que ses lianes seraient celles des courroies de transmission (...) , que
ses "sauvages" à pacifier auraient toujours le visage retors de
certains contremaîtres".
On l'a compris, il n'est pas question de décrire les diverses couches de la
société vosgienne. Le choix du romancier s'est plutôt porté sur les paumés,
les marginaux, les exclus, ceux qui ne possèdent ni pouvoir, ni rang, ni
argent, ni certitude.
Les adaptations télévisées ou cinématographiques montrent à la fois
l'exactitude du regard et la précarité de lieux, somme toute,
interchangeables. Les Étoiles ensevelies
restituent bien l'atmosphère hivernale des étangs brumeux de la Haute-Saône,
avec ses prés gorgés d'eau : un environnement plutôt hostile, mais
approprié, pour un "étranger" et un écolier fugueur qui partagent
un temps et si fortement le même rêve qu'il devient réalité.
Le téléfilm Le Pantin immobile, adapté
par Pelot lui-même, respecte scrupuleusement la topographie du roman, avec ses
alternances de séquences tournées tantôt à Saint-Maurice, tantôt à
Bussang. Il inclut même quelques moments de "cinéma-vérité", comme
les feux de la Saint-Jean sur la place de l'église ou l'arrivée du train dans
cette fameuse gare, ornée pour la circonstance - suprême revanche de la
fiction -, d'une gigantesque banderole indiquant : "Saint-Maurice-Ballon
d'Alsace".
Le téléfilm Le Pain perdu, adapté par
Pierre Cardinal, pouvait-il montrer une autre demeure qu'une ferme vosgienne
typique, devenue une vieille bâtisse entourée d'un amas de ronces et dont les
bardeaux et les "esseaux" vont bientôt brûler ?
La plupart des scènes ont aussi été tournées à Saint-Maurice comme la
terrible bagarre près du mur supérieur du cimetière ou l'arrivée du car, de
retour de la colonie, sur la place de l'église.
D'autres adaptations trahissent l'aspect secondaire du paysage, quel que
soit son degré de véracité. Ainsi, Fou comme
l'oiseau de Fabrice Cazeneuve troque le printemps contre un automne plus
coloré et déplace les lieux "frémis" de l"action vers le
hameau de Saint-Bresson en Haute-Saône. Or, il le fait sans que l'essentiel ne
soit infidèle. Est-ce parce que le film est porté par l'interprétation
admirable de Florent Pagny ou parce qu'un minimum de trahison est nécessaire
pour réussir une adaptation qu'il s'agit sans doute de la meilleure
transposition télévisée à ce jour ? L'Été
en pente douce aurait pu être tourné dans les Vosges. La petite maison
coincée entre deux garages - déjà évoquée dans Le
Pain perdu ! - était-elle trop évidente pour qu'on lui préfère celle
d'un petit village du Sud de la France ?
On le voit, si la montagne est souvent présente dans ces romans d'un
formidable raconteur d'histoires, elle n'est que le théâtre parfois tragique
où se déroule l'histoire de personnages primordiaux, insérés dans une
réalité qui peut les révéler à eux-mêmes.
L'imprégnation est encore si forte qu'elle va sourdre des multiples pages
du prochain récit fort attendu : C'est
ainsi que les hommes vivent, résultat d'un travail de longue haleine, à
paraître chez Denoël en mai 2003. L'histoire, imprégnée par l'Histoire avec
un grand H, parcourt à la fois les siècles, du XVIIe au XIXe, et la vallée de
la Haute Moselle de Saint-Maurice à Remiremont. C'est à travers l'œil
contemporain d'un reporter-journaliste, directement concerné par ce passé, que
s'effectue l'enquête et la remontée dans ces temps souvent tragiques et
mouvementés. Cette fois, ce n'est plus seulement sur les humbles que se porte
le regard du romancier. Il balaie davantage l'éventail social et nous réserve
sans doute pas mal de surprises.
Parler des Vosges dans l'œuvre de Pelot, c'est peut-être courir le risque
de donner une image réductrice de romans forts, violents, tendres surtout.
C'est néanmoins une nécessité si l'on veut comprendre l'acharnement du
romancier à vivre dans une région et à en caresser, par les mots, les aspects
les plus significatifs, les plus étranges aussi. Nous ne devrions plus les
ignorer, surtout qu'il le fait par le truchements de fictions "d'autant
plus vraies qu'[il] s'est donné la peine de les inventer".
Note :
Ce dossier qui développe et actualise le long article "Pierre
Pelot : les Vosges en filigrane" paru dans le supplément des livres
de La Liberté de l'Est du 11 octobre 1988, devait initialement
paraître dans un numéro spécial collectif de la revue belge Phénix.
Entièrement consacré aux divers aspects de l'œuvre de Pelot, le numéro de
cette publication, liée à l'époque aux éditions Claude Lefrancq,
était finalement prévu pour octobre 97.
Le projet ayant été constamment reporté alors que l'ensemble des textes
était remis en temps voulu en 1994, Claude Ecken, romancier, scénariste et
critique, coordinateur de l'ensemble depuis février 1992, a vu la date butoir
dépassée. De guerre lasse, il a alors confié l'ensemble des travaux pour
publication espérée au fanzine strasbourgeois : La Geste, dirigé par
Michel Tondelier, lequel s'engageait à publier le numéro au cours de
l'année 1998. Cinq longues années se sont écoulées sans que rien de
concret n'apparaisse.
A ce jour, on peut donc raisonnablement considérer que le projet paraît
bel et bien abandonné, ce qui est bien regrettable pour la connaissance de l'œuvre
de Pelot.
Raymond Perrin.
Page créée le mardi 8 janvier 2002. |