"C'est au cours de cet été que tout le monde, là-haut, devint dingo, dans cette chaleur qui déferla et qui aurait fait fondre les pierres du chemin si les jours avaient compté une heure ou deux en plus." Là-haut habitent Elian, cinquante ans, Anjo, trente ans, et surtout Cinq-Six-Mouches, dix ans, qui comme chaque année est venu passer les vacances dans la maison si peu ordinaire de l'oncle.
Mais quand survient une fille, belle comme ils n'auraient jamais cru la chose possible, l'amitié et la tendresse qui les unissent s'en trouvent chavirées. Anjo sera le premier à devenir fou et, en un clin d'œil, le trio basculera rudement de l'enfance à l'âge adulte. (4ème de couverture, 1994).
La petite histoire... Débuté en 1986, ce roman a nécessité deux années d'écriture. Il a attendu cinq ans sa publication, après 14 refus d'éditeurs (Actes Sud, Calman Levy, Gallimard, Grasset, Seuil...). Le manuscrit de 600 pages a été considérablement amputé (en particulier d'un beau moment dans la forêt en compagnie de Cinq-Six Mouches, à la recherche d'un héron)...
C'est au cours de cet été que tout le monde, là-haut, devint dingo, dans cette chaleur qui déferla et qui aurait fait fondre les pierres du chemin si les jours avaient compté une ou deux heures en plus.
Tout le monde, là-haut. Le jeune, et le vieux, et le gamin aussi : ces trois-là. Mais ces trois-là, c'était le monde.
Le silence était retombé.
Même les mouches semblaient ne plus avoir la force ni l'envie de voler ; elles bourdonnaient confusément aux fenêtres, suivant le tour des carreaux.
C'était un peu après que l'ombre eut glissé de ce côté-ci du bâtiment. Elian descendit de chez lui - au-dessus du garage - et sortit. L'esquisse d'un pas, suspendu une seconde, traduisit sa perplexité en lisière de la chaleur vibrante. Seuls des fous ou des gens en vacances pouvaient à l'évidence se remuer à plaisir dans les pesanteurs de cette fournaise.
Les paupières d'Elian, plissées et lourdes, encadrant le gris du regard méfiant, papillotèrent et se fermèrent à demi. Il écouta. La grimace appuyée avança comme un bec sous la moustache raide et compacte. Dans sa main droite, il tenait un illustré roulé très serré, avec lequel il se donna quelques légers coups sur la cuisse, avant de s'élancer et de traverser la lumière blanche en trois enjambées rapides, aériennes, comiques, qui le portèrent au-delà de l'angle du mur, en zone ombragée.
Là, il s'assit sur son tonneau jaune.
C'était un fût de deux cents litres qui avait contenu de la créosote, généreusement tavelé de rouille et qui puait toujours, surtout par temps chaud. L'odeur ne gênait pas Elian. Il ne manquait pas de s'installer à ce poste chaque fois qu'il se trouvait une occasion de tuer le temps à ne rien faire, et préférait le tonneau, avec un bout de planche de coffrage sous les fesses, au confort du banc de lattes placé sous la fenêtre, à une dizaine de mètres de là. Elian Toussaint s'adossa au mur du garage. La chaleur à fleur de crépi traversa aussitôt sa chemise, entre les bretelles en V de sa salopette. Il portait des espadrilles de toile noire, poussiéreuses, enfilées en savate ; la peau de ses chevilles apparaissait lourdement veinée et d'une blancheur éclatante, nette, sans tache, presque inhumaine. Ses talons dénudés se balancèrent l'un après l'autre et frappèrent doucement, à petits coup discrets, le tonneau.
Un scarabée d'émeraude traversait la cour, étincelant, son ombre entre les pattes. Du seuil de la maison où il feignait d'être assoupi, couché sur le flanc en travers de la pierre usée, le chat rayé de jaune aperçut l'insecte, se contenta de le suivre des yeux, et quand la "demoiselle" quitta son champ de vision le chat cligna et referma lentement ses paupières.
Il y avait trois lézards sur la façade de la maison, entre les fenêtres de l'étage et l'œil-de-bœuf du grenier, deux autres, au-dessus de la grand-porte du garage.
On entendit cliqueter la chaîne ou le collier de Titi, quelque part au fond de la pénombre fraîche du garage.
Le bruit qui s'était tu juste avant la sortie d'Elian en pleine lumière - les rires, l'impact des pierres dans l'eau, les aboiements - monta de nouveau, tournant, roulant dans les airs… et il atteignait Elian sur son tonneau en pleine face. Le bruit rebondit contre le mur chaud, ainsi que d'un bord à l'autre des montages enserrant le val de Goutte-Cerise ; il se forgea comme une sorte de méchant écho assourdi, qui, à défaut de s'élancer vers le bleu parfait du ciel embrasé, dégringola et s'insinua parmi les feuilles immobiles des arbres et les aiguilles de bronze des épicéas.
Ils étaient trois : deux garçons et un chien.
A Irma qui attendait.
Page créée le dimanche 16 novembre 2003. |