Où se trouvait Catherine Tolviac en ce mois de novembre 1987 ? Dans cette maison d'une petite ville des Vosges louée à une certaine Aline Birhlinger pour y terminer en paix le scénario d'un film ? En cure de désintoxication pour en finir avec un problème qui, un an auparavant, lui a valu un grave accident de la route ?
Toujours est-il qu'une terrible nouvelle l'attend à son retour à Paris, preuves à l'appui : elle est morte de la main de cette jeune fille au sourire fragile venue l'accueillir un jour de novembre sur le quai d'une gare de province. Catherine est-elle en train de basculer dans la folie ? Est-elle victime d'une machination ? Ou n'a-t-elle que le tort de ressembler à une autre jeune femme trop tôt disparue qui avait promis à sa sœur de revenir la chercher ? (4ème de couverture, 1991).
Et dans moins de quinze jours, se disait-elle, ce serait Noël. Elle ne parvenait pas à y croire, ni même à se faire vraiment à cette idée.
C'était quelque peu différent des autres années. D'ordinaire, elle détestait cette période des fêtes - comme une espèce de grand fleuve de lumières dans lequel vous vous retrouverez fatalement emportée malgré vous : vous avez beau tout faire pour vous en défendre, c'est inutile et parfaitement inefficace… à moins de vous exiler pour un temps en plein cœur de quelque désert, et encore… Mais là, oui, pour une fois, c'était quelque peu différent.
D'abord, il y avait cette crevasse noire dans le temps, cette faille profonde de laquelle elle venait de s'extraire et qui fatalement changeait tout. Le paysage n'est jamais tout à fait le même de l'autre côté du précipice, quand vous l'avez franchi. Fatalement.
Ensuite, le soleil. Le soleil et le ciel bleu qui, pour un 11 décembre, ne paraissaient vraiment pas à leur place. Un climat de printemps, comme si une herbe verte, tendre, toute neuve, se préparait à croître sous les tons fanés et brûlés des prés ; comme si les bourgeons n'en avaient plus que pour quelques jours avant de saupoudrer ces brumes moutonneuses et violacées qui bordaient les coteaux ainsi que les forêts et bosquets de feuillus dégarnis. Nulle part, la moindre trace de neige.
Dans la ville qu'elle avait quittée, dans la gare où elle avait attendu sa correspondance pendant une demi-heure, l'air était doux, ni humide ni sec ; simplement d'une belle et bonne douceur.
Pour tout bagage, elle avait un sac de voyage en cuir fauve, que son galant voisin de banquette s'était offert de hisser dans le filet, et qui contenait les magazines achetés à la gare. Mais elle ne tenait pas à déranger son galant voisin ; elle ne tenait pas à faire quoi que ce soit qui aurait risqué de provoquer un contact, un début de conversation peut-être.
Elle se pressait contre la vitre et regardait filer le paysage de ce vendredi 11 décembre déguisé en printemps. Quand le soleil fut couché, elle repoussa les plis en accordéon du rideau qu'elle avait partiellement déployé environ une heure auparavant.
Le train roulait ; sa sourde chanson de fer vibrait en elle.
Plusieurs fois, elle ferma les yeux, se laissa glisser, dut somnoler un peu. Elle était tirée de l'engourdissement par des voyageurs qui passaient dans l'allée centrale pour se rendre aux toilettes ou au bar, et le bruit pneumatique des portes qui s'ouvraient et se refermaient à l'extrémité du compartiment.
Elle se sentait bien, aussi bien que possible - il y avait longtemps qu'elle ne s'était sentie aussi bien, c'était sûr. Elle espérait se sentir mieux encore dans les heures à venir… et les jours. Elle voulait y croire. De toutes ses forces revenues, elle voulait y croire.
Elle se demandait comment il la trouverait, comment il prendrait la chose. Comment il réagirait.
C'était au moins autant pour lui que pour elle qu'elle avait fait cela. Pour eux. Il n'y avait pas de raison (elle n'en voyait aucune) pour qu'il prît mal la chose. Ou alors, ce serait un prétexte, un de plus, et définitif - et significatif, celui-là. Le signe qu'il n'y avait plus rien à faire. Que c'était vraiment fini.
Et dans ce cas, même, elle se sentait la force, quelque part au fond d'elle, de supporter la chose.
Gai Pied Hebdo
17 octobre 1991, N° 490. Stéphanie NICOT
Une jeune femme revient chez son ami, après une brève séparation. Elle a imaginé la scène des retrouvailles... Mais rien ne se déroule comme prévu : Jean-Michel fait face, les "traits littéralement tordus par la douleur et l'expression de l'innommable." Puis tout va très vite : "Elle eut le temps de voir se lever sa main ouverte qui s'abattit sur sa joue en une gifle d'une violence à lui décoller la tête des épaules." Que crie Jean-Michel à la revenante ? "Tu es morte !" Une jeune fille au sourire fragile débute par cette scène-choc qui plonge d'emblée le lecteur dans l'univers fantastique qui ne le lâchera plus jusqu'à la chute du roman. C'est cette ouverture, brève, violente et surprenante qui donne d'emblée un éclairage inquiétant et mystérieux au compte rendu par Catherine Tolviac du mois qui a précédé son retour.
L'essentiel du roman se déroule dans un village des Vosges, proche de Bussang, où Catherine Tolviac a loué un appartement. Scénariste, Cathy est l'une de "ces femmes pour qui la trentaine est une victoire triomphale", séduisante, déterminée et intelligente. Tout irait bien si sa relation amoureuse ne partait à la dérive pour cause d'alcoolisme ! C'est donc pour travailler à un scénario, mais aussi pour faire le point sur sa vie, que la jeune femme s'est installée seule, loin de Paris. Aline Bihrlinger, l'étrange et jolie fille au "sourire à la fois facile et fragile" qui l'accueille, cache un lourd secret. Mais la scénariste elle-même, à s'appeler, selon les circonstances et les interlocuteurs, Catherine, Cathy ou Kate ne finit-elle pas par avoir quelques problèmes d'identité ou par le manifester par ce jeu des prénoms multiples ? Et que ce passe-t-il entre deux jeunes femmes qui ont toutes deux des problèmes avec leur passé ? Une première étreinte, certes : "Elle était contre elle, elle la serrait dans ses bras... Et les lèvres d'Aline furent sur les siennes. Pressées, ouvertes. La langue chaude d'Aline contre la sienne." Aline est lesbienne et Kate bisexuelle. On est au bord de l'histoire d'amour et de tendresse entre femmes. Mais la terreur sera au rendez-vous...
Une jeune fille au sourire fragile tient un peu de la mécanique policière à la Boileau-Narcejac. Mais Pelot utilise avant tout les ressorts d'un fantastique de facture classique mais à la tonalité sociologique très contemporaine. En renouvelant efficacement le thème du double maléfique, il nous offre un petit bijou de perversité et d'habileté.
L'Année de la fiction 1991
Polar, S.-F., fantastique, espionnage. Encrage, Amiens, (1992), Jean-Claude ALIZET, page 15
Présence du fantastique confirme ses remarquables débuts de 1990. [...] Une jeune fille au sourire fragile, une réédition de Pierre Pelot est un petit chef-d'œuvre qui se nourrit aux meilleurs Angoisse (Suragne connaît) et aux machinations diaboliques à la Boileau-Narcejac.
Présence du futur
Catalogue analytique, 1992, 1994
Est-elle morte ? Est-elle folle ? Est-elle une autre ? Kate Tolviac ne sait qu'une chose : elle n'aurait jamais dû répondre à l'offre de location d'Anne Bihrlinger. Mais y a-t-elle vraiment répondu ? Un suspense et une ingéniosité dans l'art du récit qui font songer aux meilleurs Boileau-Narcejac.
Qui suis-je ? La province sous la pluie. Possession. Auteur moderne.
La Liberté de l'Est
14 février 1995. Raymond PERRIN
Pierre Pelot : un maître reconnu de la science-fiction et du fantastique français
[...] Le roman paru dans la collection Présence du fantastique, en 1988, Une jeune fille au sourire fragile emmène la Parisienne Catherine Tolviac sur le quai de la gare de Ramont, dans les Hautes Vosges vers la maison qu'elle lui a louée. La locataire devrait pouvoir y trouver la quiétude nécessaire à la mise au point d'un scénario de film. Or, lorsqu'elle rentre dans la capitale, en décembre, Kate ne rencontre que l'effroi sur les visages de ceux qui la connaissent. Elle est morte et aucune preuve ne semble manquer pour confirmer ce fait... [...]
Page créée le vendredi 14 novembre 2003. |