Premier roman de Pierre Suragne, La Septième saison n'était pas passé inaperçu de Fiction. Dans le N° 225, daté de septembre 1972, Denis Philippe écrivait: "Ce roman tragique, mais aussi tonique et généreux, fait parfois penser à Stefan Wul (par l'ampleur de la vision) et parfois à Barjavel (à cause de son humanisme pessimiste) [...]. Sans doute Pierre Suragne ne possède-t-il pas la maîtrise de ses deux aînés, mais voilà un nom dont il faudra surveiller attentivement l'apparition sur les couvertures de la collection Anticipation."
Trois ans plus tard, dans la revue Argon, je tentais une approche structuralo-marxo-jungienne (si, si !) de l'œuvre de Pierre Suragne, intitulée Déchirer le manteau des ténèbres. C'est cette étude qui est reproduite ci-après, quasiment telle quelle, écharpe du passé accrochée aux ronces du présent...
Article par Denis GUIOT,
paru dans Argon (N° 6, septembre 1975)
"La vérité tue... La seule vie possible grandit dans le mensonge et l'illusion" (Une si profonde nuit, p. 221).
L'analyse thématique de l'œuvre de Pierre Suragne met en lumière la récurrence systématique d'un thème, privilégié entre tous et familier aux lecteurs de SF, celui des univers parallèles.
"Quelle était cette faille affreuse qui s'était ouverte sous ses pas ? Les failles dans le temps, dans l'espace, dans les univers parallèles... inventions de romanciers de science-fiction ! Pure hérésie imaginative !" (Je suis la brume, p. 81).
Dans son tout premier roman de science-fiction, Une autre Terre (1), Suragne exploite le thème dans sa veine la plus classique, à savoir une intrigue se déroulant sur deux Terres qui "ne se trouvent pas situées sur les mêmes longueurs d'ondes ou harmoniques" (p. 89). Mais cette notion de parallélisme va, très rapidement et au fil de l'œuvre, s'étendre aux univers intérieurs : du monde de la schizophrénie (Mais si les papillons trichent) à celui de la drogue (Une si profonde nuit) ou bien celui de la mort (Je suis la brume). Qu'elle soit physique ou mentale, la réalité apparaît d'ores et déjà comme duelle dans son essence.
En plus de se superposer ou de s'interpénétrer, les réalités peuvent "simplement" se côtoyer. Ignorées volontairement ou non, ces réalités adjacentes prennent plusieurs aspects. C'est :
la planète des Moor'Wocks dans Le Dieu truqué, perdue au fin fond de la galaxie (mais la téléportation qui permet d'y accéder transforme ce monde adjacent en un monde parallèle). le monde de Zor, immense sphère enfouie sous la Terre pour servir d'abri lors de la dernière guerre atomique et dont le ciel - notre Terre - est encore peuplé de monstres (L'Enfant qui marchait sur le ciel). la société de fugitifs vivant sous les piliers de la tentaculaire Cité de Mecanic jungle, qui recouvre la planète entière. la société des Termites, dépossédée de la surface de la Terre par l'envahisseur humain et qui, réfugiée dans ses entrailles, attend le moment de reprendre son bien (Je suis la guerre). la réserve souterraine des Larkiossiens ; après avoir détruit sa planète, l'homme envahit Larkioss et la colonise en pratiquant le génocide des autochtones et en parquant les survivants dans des réserves hors de sa vue (La Septième saison).
"Les Larkiossiens avaient des légendes, des légendes qui roulaient sur le torrent des siècles, et qu'ils se répétaient. Sans vouloir présomptueusement leur donner un sens précis et scientifique. Des légendes que les peuples de Terre du haut de leur grandeur et de leurs richesses multiples d'intelligence, avaient foulées aux pieds. Des légendes merveilleuses et simples." (La Septième saison, p. 174).
Toile de fond ou moteur de l'intrigue, les légendes ont une très grande importance dans l'œuvre de Pierre Suragne.
La légende est un message crypté d'une réalité oubliée, dont le code a été perdu dans le gouffre des millénaires. Souvent, sous la forme de récits épiques, de combats entre dieux et demi-dieux, nouvelle mythologie, elle exprime très précisément des faits historiques (la guerre atomique de Ballade pour presque un homme, pp. 63 à 68, ou les origines du "dieu" Kirja dans Une autre Terre, pp. 52 à 54). Mais la réalité qu'elle décrit est trop différente de celle du temps du récit pour que son caractère de témoignage soit directement reconnu ; sa véracité est niée et oblitérée au profit d'une croyance mythique. Le décodage ne s'étant pas effectué, la légende devient conte (Le Raconteur) ou bien est combattue :
" - Quand il était jeune, plus jeune que toi, le frère de
mon père a vu les nuages s'élever et envahir le ciel. Avant il y avait des
jours et des nuits. Il y avait le soleil [...].
La bouche d'Ars se tordit en une moue amère, méprisante...
- Les paroles des vieux sont pleines d'invention ! Qui te dit que le
soleil n'est pas une légende ? Je ne crois pas à ces choses-là" (Et
puis les loups viendront, pp. 23-24).
Cycliquement, l'homme va à sa perte, et ne peut profiter des expériences passées puisque cette expérience n'est pas estampillée du sceau du réel. Incapable de maîtriser les forces qu'il a libérées, l'homme déchaîne à nouveau le cataclysme. L'Enfant qui marchait sur le ciel et La Nef des dieux sont deux histoires que le lecteur croit situées dans le futur après le Grand Cataclysme, alors qu'elles sont situées dans le lointain passé de la Terre.
"Voici venu le temps du Verseau, qui est le temps de l'homme au sommet relatif de sa connaissance [...]. Comme à chaque fois au seuil de la connaissance, le danger est là" (L'Enfant qui marchait sur le ciel, pp. 211-212).
"La Cité nous a rejetés, Denn. Toi et moi, comme d'autres. Nous n'avons plus rien à voir avec elle, plus rien" (Mecanic jungle, p. 117).
Contaminé par la dualité ambiante, le quotidien lui aussi se stratifie en un niveau de surface occupé par la société en place et en un niveau souterrain, domaine du marginal, du schizophrène.
La société, avec son infrastructure de tabous et sa superstructure de lois est comparable au psychisme humain à l'état de veille : toute pulsion incontrôlée en provenance du Ca est refoulée par le Surmoi, réflexe d'auto-défense garant de l'immobilisme et du conservatisme du Moi. La société ne peut accepter en son sein des êtres qui ne respectent pas ses lois. Que ces asociaux soient regroupés pour la combattre (les Errants de Une autre Terre, les hommes libres de Mecanic jungle) ou qu'ils soient seulement des êtres solitaires en quête d'eux-mêmes (Horam L'Enfant qui marchait sur le ciel, Denn et Laüa en fuite dans Mecanic jungle, Niels et Irilia dans Ballade pour presque un homme), la société doit détruire ces corps étrangers. D'où la sécrétion d'anti-corps : professeurs, flics, nettoyeurs, prêtres.... L'intégration ou la mort.
L'homme est donc aliéné par les institutions qu'il a créées et qu'il ne reconnaît plus comme issues de lui-même. "Il est devenu un objet. Cette aliénation se développe à tous les niveaux de la vie, et à tous les niveaux elle déshumanise l'homme et divise la société" (2) .
Le héros suragnien ne peut se plier aux lois castratrices de la société. Conscient de son aliénation, il entre en conflit avec elle. L'impossibilité de vivre au sein d'une telle société atteint même certains éléments, à priori répressifs : Denn, le flic-nettoyeur de Mecanic jungle, Price Mallworth, prêtre de la Nouvelle Religion Catholique Éclairée dans Mais si les papillons trichent.
Mais "pour surmonter l'aliénation, il ne suffit pas, comme chez Hegel ou Feuerbach, de prendre conscience de l'aliénation : il faut d'abord transformer d'abord le monde qui l'engendre [...]. Surmonter l'aliénation n'est donc plus l'affaire de la seule critique philosophique, mais de la lutte des classes" (2). Ce pas en avant, le héros suragnien est incapable de le faire (exceptions notables : Une autre Terre et La Septième saison qui mettent en scène des minorités structurées et agissantes, les Errants et les Larkossiens. Mais ce sont les deux premiers romans SF de notre auteur). A la lutte des classes, il préfère la fuite ; non par lâcheté, mais parce que, profondément individualiste et anarchiste, il ne peut accepter la discipline marxiste. Ne pouvant dépasser son aliénation par l'action militante, il fuit. Fuite physique (L'Enfant qui marchait sur le ciel, Mecanic jungle, Ballade pour presque un homme), mais qui devient tragiquement intérieure dans les dernières oeuvres (Mais si les papillons trichent, Une si profonde nuit).
Révolté lucide mais désespéré et désemparé, le héros suragnien, conscient de son aliénation, mais incapable d'adopter la solution marxiste pour la surmonter, se dirige, dans sa fuite éperdue, droit vers les gouffres béants de la schizophrénie.
"(L'aliénation) sur le plan spirituel, c'est le monde des hommes doubles", Roger Garaudy (in Karl Marx, Seghers).
A la dualité de la conception suragnienne du réel :
R é e l | |||
Réalité quotidienne | Réalité non quotidienne | ||
la surface | le souterrain | oubliée | parallèle ou adjacente |
correspond la dualité structurelle des romans. Fond et forme constituant un tout homogène, le signifié informe le signifiant par l'usage intensif du montage parallèle (3). D'où une mise en simultanéité/convergence de réalités décalées :
suivant les points de vue des protagonistes (La Septième saison) temporellement (dans sa forme la plus pure avec Une autre Terre. Sous une forme plus utilitaire : Et puis les loups viendront..., L'Enfant qui marchait sur le ciel ; le lecteur prend ainsi connaissance de la réalité passée, au fur et à mesure de sa lecture, grâce à des chapitres informatifs disséminés le long de l'intrigue première et constituant une trame dans la trame) spatialement (Ballade pour presque un homme : les parallèles suragniennes se coupent toujours !) psychiquement (les univers de la drogue et de la schizophrénie : Mais si les papillons trichent, Une si profonde nuit ; celui de la mort: Je suis la brume)
La technique littéraire n'est jamais innocente, et est tout autant porteuse de sens que le message apparent de l'œuvre (4).
"Tout roman est à la fois surface et symbole", Oscar Wilde.
"Des jours entiers, le Raconteur marcha sur la lande. Il
allait les pieds nus, un bâton de Raconteur à la main. Parfois, il s'arrêtait
sous un arbre et y cueillait un fruit.
Il marcha plusieurs jours et plusieurs nuits, tranquillement, sans se presser.
Sans fatigue.
Et puis un soir il eut envie de dormir et s'allongea au pied d'un grand arbre
magnifiquement tordu. Il regarda un moment le soleil qui se couchait, puis
ferma les paupières. Le sommeil l'emporta tout de suite.
L'emporta peut-être ailleurs, par-dessus les innombrables visages imbriqués
les uns dans les autres, par-dessus les millions de facettes des milliers
d'univers qui constituent le temps figé. Par dessus toute la mémoire du
monde, au cœur même de son inconscience" (Le
Raconteur).
Une analyse morphologique, même sommaire, du roman suragnien met en évidence la notion privilégiée de trajectoire. Trajectoire de l'obscur vers le soleil.
Formes de l'obscur : | Formes des trajectoires : |
a) Ténèbres souterraines (l'habitat des Termites dans Je suis la guerre, les réserves des Larkossiens de La Septième saison, le monde enterré de Zor dans L'Enfant qui marchait sur le ciel). | a) Un itinéraire géographique (l'émergence du souterrain vers la surface = accès à la lumière solaire). |
b) Ténèbres d'une Terre obscurcie par d'éternels nuages dus à l'hiver nucléaire (Et puis les loups viendront...). | b) Un espoir, même vague, en l'avenir ("Mais le froid s'en ira peut-être, dit Ars. C'est peut-être une vague qui passe, et qui partira", p. 23). |
c) Cécité due à une mutation suite à une guerre bactériologique (Une si profonde nuit). | c) La croyance en un Sauveur qui déchirera le manteau des ténèbres. |
d) Cécité psychologique devant l'aliénation dont est victime l'être humain, castré par la société et les tabous religieux (Denn dans Mecanic jungle, Niels dans Ballade pour presque un homme). | d) La présence d'un être initiateur moins aliéné (Laüa, Irilia). |
e) Oppression d'un groupe par un autre (Une autre Terre). | e) La lutte armée. |
Toute l'œuvre de Pierre Suragne est inscrite dans cette structure symbolique, expression d'un désir de quitter l'obscur pour le solaire. Toutes les dualités précitées sont la partie émergée du dualisme fondamental : l'obscur et la lumière. Des ténèbres de la schizophrénie à la lumière de la connaissance de soi. Des ténèbres de la culpabilité à la plénitude de l'innocence. Des ténèbres et des angoisses de l'enfance à l'harmonie adulte avec soi-même et le monde.
Nouvelle Traversée de la Mer Rouge. Vers une nouvelle "Terre Promise".
"Les archétypes, c'est l'Être qui déjà commence à se thématiser ; c'est la matière première des idées futures ; c'est le bloc de bois brut qui peut devenir entre les mains de l'ouvrier, meuble, statue ou javelot". C. Jamont.
"Je suis Gulom le Menteur. Je marche, et je vous apporte cette nouvelle : bientôt viendra le temps d'un renouveau que nous attendons tous, depuis ce jour où le malheur tomba sur les hommes [...]. Voici avec moi ceux qui nous sauveront. Ils sont nés loin d'ici, et marchent aujourd'hui avec moi. Ils se nomment Jahell et Syll. L'esprit qui mène le monde les a marqués de son signe. Ils sont l'espoir. Le signe est là, sur leur visage : ils voient" (Une si profonde nuit, p. 117).
L'influence de la civilisation judéo-chrétienne sur nos mentalités occidentales est telle que le mot "sauveur" est fortement connoté d'harmoniques religieuses. Il faut rejeter cette synecdoque, ce glissement de sens parasite, expression de l'impérialisme religieux, et reconsidérer le mot dans son sens jungien, archétypal : Hitler, Jésus-Christ, le Père sont autant d'images du Sauveur, êtres au-dessus de nous, plus ou moins inaccessibles, censés nous libérer de notre état/condition pour nous déposer ailleurs où l'herbe est plus verte, et en qui nous mettons tous nos espoirs.
Les sauveurs abondent dans l'œuvre de Pierre Suragne. Kirja (Une autre Terre), Niaok (La Septième saison), Horan (L'Enfant qui marchait sur le ciel), Dupondt (Le Dieu truqué) pour n'en citer que quelques-uns. Avec Une si profonde nuit, l'archétype sécrète sa propre image dans un nihiliste jeu de miroirs : Zar est le Sauveur de Syll et Jahel, eux-mêmes Sauveurs de leur peuple - qui les refuse - et aussi de ... Zar. Structure en boucle, mortelle, comme un nœud coulant.
L'être humain a besoin d'un Sauveur car il est coupable. Coupable d'avoir renié la nature en émergeant de l'animal, coupable de se détruire lui-même, coupable de détruire sa planète. Le péché originel de l'homme est son profond désir d'auto-destruction, son instinct de mort. Inconscients individuel et collectif vont s'unir pour mieux piéger le héros suragnien. Devant la réalité physique et mentale d'un monde qui se dégrade (pollution, violence, guerres, névroses), d'un monde qui lui échappe (dualité des réalités) et sur lequel il n'a aucune prise concrète (refus de la lutte militante) ou spirituelle (refus de Dieu et des religions de tous ordres), le héros suragnien se sent coupable d'exister. Responsable de tout, "aussi profondément responsable de la guerre que si je l'avais moi-même déclarée" (Jean-Paul Sartre), mais impuissant à agir sur lui-même et sur le monde, il fuit, dans une quête sans fin et désespérée, à la recherche d'un Sauveur qui le sortira de sa nuit en prenant en charge sa culpabilité et l'aidera à réaliser sa Traversée pour le déposer sur les rivages de la "Terre Promise".
"Les Ka'n ont lu dans le temps qui vient et ils ont vu, parmi nous, un être bizarre, un être qui n'était pas un sheamm. Un être supérieur, venu de l'espace [...]. Il viendra pour nous apporter la connaissance perdue et des temps bénéfiques s'écouleront pour les Moor' wocks". (Le Dieu truqué, p. 18).
OBSCUR | Traversée
Sauveur |
LUMIERE |
La recherche d'un Sauveur est donc une constante de l'univers suragnien. Cet archétype va se parer des masques les plus divers.
Dieu
A tout Seigneur, tout honneur ! Mais qui est Dieu ? "Dieu n'est qu'un mot inventé par les hommes, comme toutes choses ici-bas [...]. Dieu n'est qu'un mot, pour conjurer la peur" (Une si profonde nuit, p. 76). Dieu n'apparaît donc pas comme une réalité transcendantale située au-dessus et au-delà de l'homme, mais bien comme un vulgaire produit de ses peurs et de ses fantasmes. Pis. "Dieu n'est qu'une projection imaginaire de l'essence de l'homme, devenue étrangère à l'homme - aliénée - et le dominant" (2). D'où les tabous religieux, contre lesquels s'élève violemment Pierre Suragne.
Il ne saurait donc être question d'investir du statut de Sauveur, un simple concept issu de l'inconscient collectif. Dieu est un archétype. Mais la prise de conscience du fait que Dieu est d'essence archétypale ne saurait préjuger de Sa réalité ou de Sa non-réalité. S'il est démontré que les religions et Dieu sont d'origine humaine, il n'est pas démontré pour autant que Dieu n'est pas aussi d'origine divine. Il y a un saut à faire, du discursif à l'intuitif, et ce saut s'appelle la foi. Le héros suragnien ressent cruellement cette impossibilité de croire. Dieu apparaît pour lui comme un manque, et il l'appelle de tout son être. La place du Tout-Puissant est prête, Son fauteuil l'attend... Las, c'est l'homme qui s'y assoit... et devient Dieu. La nouvelle L'Assassin de Dieu est un déchirant cri de désespoir devant ce Vide tragique.
Dieu, expression schizophrénique des névroses humaines.
Exit Dieu.
Le Père
Les archétypes de Dieu et du Père sont étroitement liés et l'on ne saurait dire lequel est le plus ancien. L'un appelle l'autre, l'archétype du Père pouvant être considéré comme l'expression quotidienne de celui, grandiose, de Dieu. Recherche de Dieu et recherche du Père, ce héros solaire par excellence, sont intimement liées.
"Inconsciemment, tout enfant exige que son père soit
puissant, glorieux et qu'il soit un guide infaillible et fort. Inconsciemment,
toujours, l'enfant veut que son père soit sans peur ni reproche (donc : un héros
solaire, un Sauveur). Pourquoi ?
Parce qu'un père doit guider, rayonner, éclairer (la route), conduire son
enfant vers une "Terre Promise" (l'âge adulte et responsable).
On voit immédiatement que le père est confronté avec l'inconscient
collectif de son enfant" Pierre Daco (Les Triomphes de la psychanalyse,
p. 306 - Marabout).
Si le père est trop proche ou trop éloigné du symbole du soleil, l'adolescent "brûlé" ou déçu par son père n'arrivera pas à la "Terre Promise". Il recherchera alors une autre image du Père, un autre Sauveur, pour l'aider à réaliser sa Traversée symbolique.
Le héros suragnien n'est-il pas un personnage profondément nostalgique à la recherche d'un Père éternellement absent ? (5)
Karl Marx
Il aurait pu faire un Sauveur acceptable. Il l'est d'ailleurs pour des millions de gens (6). Mais le héros suragnien, trop épris de liberté, ne saurait se satisfaire de cette mystique des temps modernes qu'est le communisme. La société idéale - qui respecterait l'individu - doit, selon notre homme, être basée sur le clan (7). L'incompatibilité entre ce type de société et celui sécrété par notre civilisation technologique accentue le malaise du héros suragnien.
La Femme
Dans cette accession à la pleine conscience, la présence de la femme est indispensable. Elle est, comme l'enfant, amour et raison de vivre, mais elle est aussi, souvent, plus évoluée que l'homme. Irilia dévoile à Niels l'aspect répressif des lois ("Elle s'était rebellée ouvertement contre la loi des ancêtres, contre les tabous, contre toutes les choses établies depuis des siècles" p. 186 - Ballade pour presque un homme), Laüa ouvre les yeux de Denn le nettoyeur (Mecanic jungle), Aliane (Et puis les loups viendront...) ; autant de femmes initiatrices.
Mais l'aspect essentiel de la femme chez Suragne est son importance symbolique. On sait que l'un des mécanismes les plus élémentaires de l'être humain est celui de la projection. On projette ses refoulements, ses haines, ses désirs. "Tout ce qui n'est pas intégré dans la personnalité [...], tout ce qui "flotte" dans l'inconscient, tout ce qui rode dans l'inconscient risque d'être projeté" (Pierre Daco).
La femme va donc devenir le réceptacle des projections des désirs du héros suragnien et être tout ce qu'il ne sait pas être. Elle sera réaliste et agissante, lui fera toucher du doigt son aliénation et, surtout, lui enseignera une philosophie de l'action. Ainsi, ce dialogue entre Denn et Laüa, extrait de Mecanic jungle (p. 122) :
" - Tu sais tout et tu es tellement sûre de toi ! Dis-moi ce que nous allons faire [...]
- Je n'en sais rien, Denn. J'espère seulement que ce piège a des limites, et j'espère les franchir. C'est tout ! J'ignore de quoi nous pourrons nous nourrir, j'ignore si nous atteindrons le bout du chemin [...], mais je veux essayer."
L'action pour l'action. L'acte absurde. L'engagement existentialiste. Le héros suragnien ne peut s'y résoudre et projette dans la femme ses impuissances transmutées. Il est attiré par elle car, image de ses désirs, auprès d'elle il croit pouvoir se compléter ; en fait, en l'aimant il n'aime qu'une image idéalisée, rêvée, projetée de lui-même. Cette recherche de la femme, dans son essence, est une recherche de soi (8).
L'Enfant
Niaok l'enfant-force (La Septième saison), Horan (L'Enfant qui marchait sur le ciel), Syll et Jahell (Une si profonde nuit) : les enfants ont une place particulière dans l'œuvre de Pierre Suragne. Ils sont porteurs de l'espoir du monde. Amour et désir d'un monde fraternel, ils sont tendresse et raison de vivre. L'enfant est une lumière dans les ténèbres, une flamme qui dirige et réconforte. "Tu es avec nous, merci, disait Logh (à Horan). Tu es la force et tu viens de la Terre. Avec toi nous serons forts et cesseront les malheurs qui flottent sur le peuple depuis quelques temps" (L'Enfant qui marchait sur le ciel, p. 179).
Mais il faut voir aussi dans cet espoir en un enfant-Sauveur, le désir suragnien de fuir le spectre de la schizophrénie. Expliquons-nous : la plupart des sauveurs, dans les romans de notre auteur, proviennent de mondes autres que celui à sauver (Kirja, l'homme parallèle d'Une autre Terre, Dupondt Le Dieu truqué, Zar dans Une si profonde nuit). Cette attente d'un Sauveur extérieur est propice au repli schizophrénique. Attente et autisme commencent par la même lettre. Par contre, l'enfant, engendré par sa mère est engendré par le monde à sauver. Il est un Sauveur intérieur, symbole d'une possibilité interne de s'en sortir.
"En attendant l'éternité, l'univers intérieur offre la seule issue possible", Michel Jeury (Le Temps incertain) en exergue de Une si profonde nuit.
Confronté à toutes ces images du Sauveur, le héros suragnien se retrouve en bout de course face à cette vérité ultime : il n'y a pas d'autre Sauveur que soi. Toutes ces images ne sont que des miroirs, tentants mais déformés, ne reflétant que sa propre image. Renvoyé à lui-même, le voici arrivé au bout de sa quête (9). Il s'est brûlé les yeux et le cerveau au contact de la réalité, une réalité agressive et inhumaine, déroutante par sa nature duelle, une réalité fluctuante sur laquelle aucune prise n'est possible.
Les marais de l'obscur sont aux portes de l'ego. Faut-il s'asseoir et attendre l'engloutissement ? Faut-il s'asseoir et espérer qu'un hypothétique Sauveur viendra déchirer le manteau des ténèbres ? Ou bien faut-il encore et toujours lutter ; chercher en soi la lueur de la vie en sachant que l'on peut compter sur la présence chaleureuse et indéfectible d'un enfant, d'une femme, d'un ami... d'un lecteur : l'ensemble constituant un clan, une enclave de chaleur et de lumière dans la folie des ténèbres.
Mais Une si profonde nuit, dernier roman de l'auteur (10), semble marquer la victoire des forces de l'obscur. Syll et Jahell, enfants aux yeux désormais crevés retournent au sein de ces univers noirs qui respirent si difficilement. Les ténèbres de l'illusion les ont balayés. La Trajectoire s'est inversée. Tout se fond, tout se confond. "La vérité tue... La seule vie possible grandit dans le mensonge et l'illusion". Maelström de la schizophrénie, vortex de désarroi, Une si profonde nuit essaie désespérément de déchirer la trame opaque des mensonges.
Après les grands orages, s'installe toujours le calme. Calme impressionnant qui survient après les grandes batailles, lorsque la campagne est jonchée de cadavres. Ou bien le calme lucide, toujours un peu blafard qui annonce les timides renouveaux....
"A un moment de sa vie, l'homme qui s'appelait Joraf s'était dit : "Un jour, quelqu'un viendra, qui saura. Il nous redonnera la lumière du ciel, et nous verrons. Un jour, c'est fatal, quelqu'un reviendra. La nuit ne peut être éternelle, il y aura une fin". Il avait soif d'espoir, soif de lumière, mais il était seul tout au fond de sa nuit, sans même une femme qui aurait pu lui donner un enfant, ni un compagnon avec qui il aurait pu parler et partager sa peur. Il ne possédait rien, qu'un délire noir qui bouillonnait en lui, et la source fragile de ses rêves". (Une si profonde nuit - après le mot FIN...)
(1) Publié sous le nom de Pierre Pelot, dans la collection Jeunesse-Poche (Hatier).
(2) Roger Garaudy, in Karl Marx (Seghers).
(3) De par son intrigue et sa structure linéaire, Mal Iergo le dernier semble exclu du champ de cette étude. Roman de Pierre Suragne, mais roman non suragnien, Mal Iergo le dernier est le moins réussi des livres de notre auteur. Ceci entraîne cela...
(4) Significatif aussi est le goût de Pierre Suragne pour les retournements ultimes de situation, traduisant la relativité de la réalité (L'Enfant qui marchait sur le ciel et La Nef des dieux, déjà cités dans le paragraphe sur la réalité oubliée ; Je suis la guerre, nouvelle écrite à la première personne, mais où le narrateur n'est pas celui qu'on croit ; la nouvelle-jeu de miroirs Danger: ne lisez pas).
(5) Paru peu de temps après cette étude, Brouillards est une réponse violente, déchirante et crue à cette question.
(6) Je rappelle que ces lignes ont été écrites en 1975 !
(7) "Il faudrait revenir au clan, à la tribu" (interview de Pierre Suragne dans Horizons du Fantastique n°35).
(8) Les incestes de Ballade pour presque un homme et de Une si profonde nuit apparaissent alors comme une volonté de rechercher, à l'extérieur, l'harmonie avec soi, absente intérieurement. Recherche de la fraction sœur dans l'âme sœur.
(9) Cette quête d'un Sauveur est donc, aussi, une quête de l'identité. La perte, puis la recherche de l'identité est au centre de Une autre Terre, La Nef des dieux et de la nouvelle Ici.
(10) Dernier, bien sûr, au moment où ces lignes étaient écrites, c'est-à-dire en juillet 1975.
Page créée le mardi 6 janvier 2004. |