ou les Hautes-Vosges
au cœur d'une quarantaine de romans
par Raymond PERRIN
II
- C'est où que vous habitez ?
Il le lui dit.
Elle demanda :
- C'est où, à côté de quelle ville ?
Il le lui dit.
Ensuite, elle garda le silence.
(Elle qui ne sait pas dire je, p. 87).
Pelot joue à cache-cache avec les noms de lieux, en particulier avec celui de
son village qu'il rebaptise. C'est ainsi que l'on découvre tour à tour
Vizentine-sur-Agne, les Deux Ballons, Les Fenaisces ou Saint-Bernard-du-Vallon,
Le Cratère ou le Village du Bord, Saint-Mihiel ou Saint Hiel, (à moins que ce
nom ne désigne, tout comme Faye-sur-Moselle, Lethie ou Ramont, le village
voisin du Thillot !). Comme variantes, on trouve aussi Vize-sur-Agne,
Maur-sur-Agne ou Saint-Benoît-sur-Agne.
La même vallée, celle de l'Agne, qui est aussi celle des Charbonniers, a
fourni à Pelot deux pseudonymes : celui de Suragne pour le Fleuve Noir et
celui, moins connu, de Carbonari (pour quelques nouvelles).
En fait, Saint-Maurice n'est clairement nommé que dans Le
Pain perdu et Le Cœur sous la cendre,
tous deux parus en 1974. Mais le hameau est évoqué sans être cité, ou
remplacé par un nom d'emprunt ou décrit par le truchement d'un de ses
lieux-dits dans une vingtaine d'ouvrages. Seule une connaissance géographique
de la Haute-Moselle, (et encore !), permet de retrouver quelques lieux précis,
comme la colline du Braqueux, la vallée de la goutte du Rieux ou les roches de
Morteville.
Il faut faire un sort à un lieu mythique pour le romancier, "voyageur
immobile" par excellence : la petite gare du village, aussi importante dans
l'imaginaire pelotien que celle de Perpignan dans la cosmogonie de Salvador
Dali.
Lieu de tous les départs et de tous les retours (même lorsque Lou Carmaux
ou Fane reviennent par la route, ils s'arrêtent près de cet édifice), c'est
davantage encore l'exemple symbolique qui témoigne de l'inexorable dégradation
d'une région abandonnée au fil des ans. Toutes les instances
"supérieures" se sont montrées peu soucieuses d'investir dans ce
pays de "canards boiteux". C'était un titre de Pelot avant que
certains politiciens n'en fassent le synonyme d'entreprises en difficulté.
Comme elle était vivante pourtant, quand "les seuls bruits [qui]
montaient venaient de la halle de la gare, où des voituriers devaient charger
un wagon : on entendait cogner les quartiers de bois et les billes sur le fond
métallique ou contre les parois". Mais c'était en 1920 au temps du
colporteur Brice Gallet !
En 1973, Lou Carmaux, à la recherche du Pain
perdu, observe la gare qu'il a quittée douze ans plus tôt. C'est "la
même quoique peut-être plus écaillée dans son maquillage jauni". Deux
ans plus tard, Lorrain, voyageur clandestin et "pantin
immobile", remarque "le quai de la gare. Vide et blanc. La gare
elle-même, avec son crépi de façade qui fichait le camp par grosses plaques.
On avait retiré -pourquoi ? - le panonceau frontal qui indiquait le nom de la
station, le nom du village. Cela devenait une gare anonyme (...) . Mais
l'horloge ronde était encore là. "
En 1979, après avoir quitté Laurent, l'un des calamiteux paumés justement
nommés Les Canards boiteux, Sylvia n'a
ni le cœur ni le temps de remarquer un changement quelconque. "Le quai de
la gare était boueux, gelé. (...) Il n'y avait personne, sinon une vieille
dame toute carrée dans son gros manteau de lainage (...) ".
Quatre ans plus tard, pour les voyageurs de La
Nuit sur terre, c'est un triste spectacle : "La gare de Saint Hiel
n'était plus en fonction. Elle se trouvait au nombre des sacrifiées sur la
ligne Remiremont-Bussang, pour cause de non-rentabilité (...)". En plus du
panneau frontal, on a aussi arraché "la grosse horloge ronde cerclée de
métal étamé. (...) Les trains et autorails s'arrêtaient toujours (...). Des
particuliers de la région parisienne avaient acheté le bâtiment de la gare
pour en faire une résidence secondaire (...) ".
Quand L'Heure d'hiver approche et que
Sylvain Pluie se rend près des lieux, il se rappelle que "le bâtiment a
été vendu à un particulier". Désormais, "c'était le contrôleur
qui délivrait les billets à l'intérieur du wagon."
"Lecteur-Gargantua" des romans de Pelot, il savait en débarquant
à Maur-sur-Agne que "la gare était désaffectée. Il trouva le bâtiment
transformé en résidence privée (...) comme il s'y attendait.
Tout comme il s'attendait à ce qui tenait lieu, désormais, de bureau officiel
: un abri de bois brun, à la porte ouverte à tous les vents, et au fronton
duquel personne n'avait jugé utile d'accrocher le moindre panonceau indiquant
le nom du village..."
Le lecteur du roman Ce soir, les souris
sont bleues, publié en 1994, c'est-à-dire cinq ans après la suppression
de la ligne Remiremont-Bussang sera peut-être surpris de voir les estivants du
mois d'août "arriver au train" au bourg de "Vizentine" où
ils ne sont d'ailleurs pas attendus comme prévu ! Plus tard, après les excuses
de rigueur des hôtes, "pour le contretemps fâcheux de la gare", il
faut entendre les touristes évoquer le voyage "vraiment pénible par cette
chaleur" , "surtout depuis Épinal jusqu'ici (c'est-à-dire, en fait
Saint-Maurice), dans la micheline ferraillante qui se traîne et s'arrête à
tous les patelins".
Depuis le 27 mai 1989, quand roula "le dernier des trains" dans
les deux vallées de la Haute-Moselle et de la Moselotte, on vit d'abord les
mauvaises herbes et les arbustes pousser insolemment sur le ballast peu à peu
délesté de ses voies rouillées, parfois sournoisement, cisaillées. Ensuite,
le bon sens a conduit à construire une voie verte ouverte aux promeneurs :
piétons, cyclistes et autres adeptes des rollers. Pelot aura-t-il le cœur de
poursuivre sa chronique après ces transformations irréversibles ? L'essentiel
n'était-il pas de faire de la gare le lieu symbolique et symptomatique de la
décrépitude inexorable de toute une région ? L'usine textile aurait-elle pu
remplir la même fonction ? On pourrait le croire en écoutant la diatribe du
vieux Caron, descendant d'un pionnier déchu, dans Les
Caïmans sont des gens comme les autres : " Il y avait des usines un
peu partout dans cette vallée et les environnantes sur le bord des rivières.
Des tissages. Les trois quarts de gens travaillaient dans les usines, ça
roulait plein pot, ça glissait comme sur du velours. Maintenant que tout se
déglingue un peu partout, c'est dur d'imaginer une telle situation.
Forcément."
Quoi qu'il en soit, Pelot est si fasciné par les gares de province qu'il en
décrit d'autres comme celle du Thillot. "La gare (...) petite, crépie
d'un vieil enduit jaunâtre éclaté à maints endroits" apparue dans Le
Septième vivant est encore, pour Une jeune
fille au sourire fragile, "une gare minuscule, un parallélépipède de
pierre au crépi éclaté, dressé debout et chapeauté d'un toit à double pan
raide... ".
Page créée le mardi 8 janvier 2002. |