Les chasseurs comme Cutlass traquent leurs proies. Les tollmen, c'est différent. Autrefois , ils percevaient le péage à l'entrée des autoroutes. Puis sont venus les tremblements de terre et San Francisco s'est transformée en archipel. Les tollmen sont restés, rançonnant les voyageurs et tenant le pays. Mais les marées folles rongent leur domaine, et la racaille demi-nue des ruines n'a plus rien à leur donner.
Seuls les chiens trafiqués valent encore de l'argent. Le gouvernement y cherche un moyen de surprendre les mytères des Supérieurs. La prime attire tous les pouilleux d'échangeurs, tous les grouilleurs de ponts suspendus, toute la vermine des cimetières de bagnoles... et aussi Brent Cutlass, le tueur au demi-sourire. Dans ce monde sans pitié, il faut savoir pourquoi on se bat. Seulement, il y a aussi des secrets qui font mal. (4ème de couverture, 1984).
C'ÉTAIT dans les derniers souffles d'un soir qui hésitait encore, au couchant, entre le rouge vineux de la coagulation et bientôt le noir de la mort. Quelques éclairs silencieux, bien loin, illuminaient de temps à autre, en flashes rasants, ces brumes qui s'enténébraient inexorablement, avalant ciel et mer, cassant tout horizon à jamais disparu au bout de l'océan.
Il faisait bon, pour l'heure. A peine si les haleines puantes des vents retombés se faisaient sentir. De nuit, la lourdeur glauque habituelle du ciel pesait moins aux épaules. La marée clapotait moyennement, ne donnant pas le moindre signe de colère brutale - dans la journée, il avait entendu plusieurs personnes affirmer que l'océan se tiendrait tranquille au moins jusqu'à la prochaine aube. Des personnes qui ne racontaient pas n'importe quoi, et dont la parole méritait quelque crédit : des guetteurs de longue expérience.
Néanmoins, il surveillait. Sans véritable conviction, plutôt par désœuvrement que par conscience professionnelle. D'ailleurs, ce n'était même pas son tour de veille. La marée promettait le calme ; peut-être n'y aurait-il pas de veille du tout.
Il était assis sur le bord de l'autoroute, les jambes balancées doucement dans le vide au-dessus des clapotis et du bruit des vagues molles. Maigre et le dos rond dans sa veste de toile goudronnée. Les pieds nus. Les jambes de son pantalon étaient tailladées à hauteur des genoux qu'il avait fortement osseux, proéminents, comme des boules difformes. Parfois, il se frottait les genoux, du creux de ses mains calleuses. Ca le démangeait depuis un bout de temps - quelques semaines - il se demandait s'il n'avait pas ramassé quelque saloperie et sans qu'il en ait jamais rien dit, au fond de lui, il s'inquiétait.
Qui n'en vient jamais à s'inquiéter pour une raison ou une autre, dans le monde des Tollmen, sur les tronçons d'autoroute, et parmi les Îliens ?
Son île à lui (c'est-à-dire le morceau de roc sur lequel il vivait en compagnie de quelques centaines d'autres) s'appelait l'Île Carson. Pourquoi l'Île Carson ? Allez savoir. Il y en avait d'autres, dans le genre, de ces ergots que jamais les plus hautes marées folles ne submergeaient : Black Island, l'Ile des Sneks - celle-ci, parce que la famille des Sneks la contrôlait en priorité. Par contre, il n'existait pas de Carson illustre sur l'Île Carson, pas davantage en chair et en os que dans la mémoire de ses occupants.
Les feux s'allumaient sur les tronçons d'autoroute surplombant la mer à différents niveaux, sur les ponts reconstruits et les trois grandes masses de terre qui émergeaient encore, tout ce qui subsistait de San Francisco et de la côte après que le grand raz de marée eut craché sa furie.
Au delà, à quelques miles, d'autres lumières signalaient la présence du bâtiment-plate-forme des Supérieurs, au large. Juste des lumières, violacées, et une sorte de couronne étoilée d'étincelles rougeâtres. La brume, la nuit, avaient mangé la silhouette des bâtiments.
L'Île Carson avait une forme approximativement hémisphérique : un dôme de rocs et de broussailles parmi lesquels étaient dressés les abris. Elle ne devait pas mesurer plus de quatre kilomètres de diamètre. Le morceau d'autoroute qui venait s'y planter n'était même pas numéroté comme l'étaient les grands axes. Il arrivait en pente douce de la mer, sur ses piles de béton variqueuses, cent mètres au plus, pénétrait dans les terres sur un petit kilomètre et s'effondrait sur lui-même après avoir amorcé une sorte de coude qui devait certainement, à l'origine, éviter un pic rocheux.
C'était davantage un ponton qu'autre chose, avec des tas de carcasses emmêlées dans ses piles immergées, et, au bout, l'épave rouillée d'un pétrolier, comme une figure de proue biscornue. Il y avait eu un temps où les navires des Mangeurs d'Argile allaient et venaient encore le long de la vieille côte. Avant l'installation au large du "truc" des Supérieurs.
(A bien y réfléchir, la bête avait dû se servir de l'épave pour accéder au tronçon d'autoroute, au ponton.)
Le Monde
15 février 1985. Michel JEURY
Avenirs perdus
Les Hommes sans futur sont les malheureux héros d'une fresque des derniers temps de l'humanité, sur une terre dominée par les Supérieurs. Pierre Pelot publie le cinquième volume de cette série : Le chien courait sur l'autoroute en criant son nom. Ici, nous sommes dans les ruines de San-Francisco, avec les chiens trafiqués par les Supérieurs, avec les pouilleux d'échangeurs, avec les grouilleurs de ponts suspendus et la vermine des cimetières de bagnoles... Les personnages de Pelot sont des desperados entêtés, des tueurs somnambules, comme Brent Cutlass, et la mort les emporte sans les réveiller. Ce roman est typique d'une oeuvre à la fois très visuelle et très noire : une ronde d'images autour d'un cri.
N° 360, mars 1985. Dominique WARFA, pages 176-177
Aujourd'hui Pierre Pelot a complété son intense capacité d'écriture efficace d'une sensibilité non moins intense envers les franges les plus désespérées de l'espèce humaine. Et sans doute, de cette écriture de la déchéance, de la démerde et de la détresse, le cycle des Hommes sans futur est-il le plus ample dans sa vision. Au cœur de ses autres ouvrages, en effet, ce sont des individus ratés, déchus de la norme sociale, refusés de la société bien-pensante, que Pelot choisit de mettre en scène. Il s'agit bien d'une littérature du quart-monde, qui parle au nom de ceux-là qui vivent (dixit Pelot) "dans les souterrains des civilisations industrielles avancées" : l'auteur s'inscrit profondément dans ce choix qui est davantage qu'esthétique et pas du tout gratuit (la prise qu'exerce son écriture sur le lecteur ne permet pas d'en douter). Mais avec les Hommes sans futur, la variation d'ampleur et de noirceur est de taille : l'humanité tout entière glisse dans la catégorie des rejetés. Les Supérieurs sont apparus parmi les hommes, et ceux-ci régressent lentement au rang d'espèce en voie de disparition survivant provisoirement, de plus en plus sauvage. Le western se situait à la frontière de la civilisation : les mangeurs d'argile sont au-delà de toute civilisation.
Le Chien courait sur l'autoroute en criant son nom a pour cadre l'archipel qui a succédé à San Francisco, poussière d'îles et de fragments d'autoroutes. Au large, les constructions des Supérieurs. Et la lutte dérisoire pour un peu de pouvoir entre les tollmen et les habitants des îles. Brent Cutlass est un tueur, il cherche le chien échappé du monde des Supérieurs, le chien qui parle. Beaucoup de gens veulent le chien pour en tirer de l'argent, mais Cutlass le cherche car il a peut-être hérité de l'esprit de Jane Hearas, son amour disparu. Les affrontements seront brefs, frénétiques et violents dans ce crépuscule de l'homme. On se bat seulement pour se prouver qu'on existe encore, que la pourriture n'a pas tout à fait gagné. Déchéance, angoisse et mort. Cutlass ne veut pas renoncer. Il veut que les Supérieurs lui rendent Jane. Et il en mourra.
On peut se demander si Pelot ira encore plus loin. La sérénité semble avoir totalement disparu de son univers. Tout est perdu, tout est fini - peut-être depuis toujours. Ce n'est pas gai, mais diablement prenant. Pelot sort de son cauchemar par l'écriture. Nous, nous y plongeons.
Magazine littéraire
N° 216/217, mars 1985. Jacques CHAMBON, page 130
Autre force qui va, et depuis longtemps : Pierre Pelot. Même générosité de l'inspiration, même amour sensuel des mots que chez Mondoloni , mais plus de métier. Ainsi on peut très bien entrer dans le cycle des Hommes sans futur par n'importe quelle porte, cette porte numéro 5, au titre à la Harlan Ellison, en valant bien une autre, car Pelot a prévu pour chaque volume une courte introduction où la situation de base est clairement présentée. De même qu'il y a eu un temps où l'homme s'est progressivement différencié du singe, nous voici en un temps où l'homme se différencie de l'homme, où l'humanité, par quelque mystérieuse mutation, tend à se diviser en Supérieurs et en "normaux", les premiers se faisant de plus en plus nombreux et ne s'occupant pas plus des seconds, espèce en voie de disparition, que ceux-ci des singes. Jusqu'à présent tous les épisodes se déroulent dans l'univers en décomposition des "normaux", auxquels les activités et les buts des Supérieurs restent complètement étrangers. Il en est de même pour celui-ci, à cette différence prés que les "normaux" ont cette fois une chance d'en savoir plus sur les Supérieurs : un chien télépathe, échappé d'un centre que les Supérieurs se sont installés dans le Pacifique, échoue dans un San Francisco transformé en archipel par diverses catastrophes naturelles. Prime du gouvernement à qui récupérera la bête. Et c'est Brent Cutlass, solitaire façon Mad Max, qui a des raisons personnelles de retrouver ce chien, contre les autres chasseurs, "tous les pouilleux d'échangeurs, tous les grouilleurs de ponts suspendus, toute la vermine des cimetières de bagnoles", nerveuse petite série B pleine de violence et de sentiments sur fond de vagues furieuses fouettant le béton et la ferraille. Que l'on ne voie là aucune ironie. Pelot, l'un des rares écrivains que je connaisse qui soit capable de tenir un discours sur le thème "Aimer, c'est..." sans être ridicule, retrouve ici le lyrisme du Sourire des Crabes, un de ses meilleurs romans. Longue vie aux Hommes sans futur.
Le Quotidien de Paris
5 mars 1985. P. de J.
Une Californie ravagée par les tremblements de terre, une société en décomposition, une race de mutants qui vit dans ses propres zones impénétrables, des bandes armées qui se disputent leurs territoires : dans ce décor chaotique, Pierre Pelot a écrit un pur western d'anticipation. Le héros, un tueur solitaire, affronte des cohortes d'ennemis, à la recherche de la femme qu'il aime, qui a été victime d'inconcevables expériences menées par les Supérieurs. Un texte violent et fort à la fois.
Page créée le mardi 4 novembre 2003. |