Les Hommes sans futur

 

Article de Éric MOUREY,
paru dans Sfère, le magazine du club Rencontres SF.
N° 1, sans date (1983), ronéoté, pages 7-13.

 

L'auteur. Jeune Français de 37 ans. Caractéristique principale : auteur engagé (libertaire tendance écolo). Vit ou a longtemps vécu dans les Vosges : grand respect de la nature. Peut être considéré comme un écrivain professionnel.

Son oeuvre. Marquée par son engagement, il s'en dégage deux caractéristiques :

* chaque ouvrage contient un message : chacun de ses livres est composé de deux contenus intimement mélangés :

- un romanesque : avec une aventure et une intrigue souvent passionnantes

- un message politique

Suivant les romans, l'importance de ces deux contenus varie, depuis Transit où l'intrigue et l'aventure restent secondaires jusqu'à Mal Iergo le dernier, où le message politique reste intangible.

* une écriture rapide liée à une sensibilité qui peut aller de l'émotion profonde à la passion viscérale.

Je ne pense pas qu'il soit un écrivain qui réfléchit à ce qu'il va écrire après avoir fait deux ou trois brouillons, ses romans ressemblent à des cris qu'il jette sur le papier, et suivant son humeur ou suivant les sentiments que lui inspire la substance de son roman, son cri pourra être un hurlement viscéral comme pour son roman Le Sourire des crabes ou un gémissement profond et chaud comme Transit , et pour la plupart de ses livres un mélange intime des deux.

Certains critiques lui reprochent son style, mais les variations de ce dernier ne sont dues qu'à sa sensibilité exacerbée.

Conjointement à ces deux sensibilités différentes, on retrouve cette double personnalité de l'auteur dans un double tempérament avec une alternance d'optimisme et de pessimisme. En effet, certains romans sont optimistes comme Transit , Nos armes sont de miel, ... D'autres sont atrocement pessimistes, voire désespérants, peut-être la majorité : Le Sourire des crabes, Delirium circus, Le Sommeil du chien.

En passant, on peut signaler qu'il y a deux périodes :

- une période Pierre Suragne au Fleuve Noir avec des chefs d'œuvre : Mais si les papillons trichent, Une si profonde nuit... Une bonne douzaine de romans.

- une période Pierre Pelot avec trois collections de choix : Presses Pocket, J'ai Lu, Présence du futur, avec une demi douzaine de romans dans chaque collection et des extra : un Laffont, un Kesselring, un Calmann Lévy.

De plus, sont à son actif de nombreux westerns et collection Angoisse. Donc, c'est un écrivain très prolifique, il aime d'abord écrire et surtout raconter, il a un esprit de CONTEUR (il n'est pas du genre à faire un livre par an en embellissant constamment son ouvrage).

 

Le cycle des Hommes sans futur.

C'est le premier cycle de Presses Pocket. Il a débuté en fin 81 par Les Mangeurs d'argile. Il compte à ce jour deux romans : Les Mangeurs d'argile, Saison de rouille.

Les Mangeurs d'argile

Résumé : Au début de chaque roman, un chapitre définit le cadre du cycle, comme au théâtre le décor est planté. Sur terre, on assiste dans un avenir plus ou moins lointain, à l'apparition d'un nouvel être, "l'homme supérieur". Les homo sapiens donnent de plus en plus souvent naissance à des hommes supérieurs ; parfois même, certains donnent naissance à des individus dits normaux qui se transforment pendant leur adolescence en hommes supérieurs. Les hommes supérieurs se développent sans communiquer avec leurs "ascendants", leur supériorité étant tellement importante que la communication est impossible. Les homo sapiens en nombre décroissant, vivotent dans les territoires qui leur sont laissés par les "Sup", ils se savent condamnés, ce sont des "hommes sans futur".

Les romans s'intégrant dans le cycle sont des épisodes de la vie de ces "hommes sans futur", épisodes complètement indépendants. Seule la trame du récit reste en place.

Le premier roman Les Mangeurs d'argile, autre nom des hommes sans futur (dû au fait qu'ils ne vivent que grâce aux énergies fossiles : pétrole, charbon...) raconte l'histoire d'un bois-bonheur, espèce de mage authentique ou charlatan qui se fait payer pour féconder des femmes désirant avoir un enfant "normal" et prône une réussite de 70 à 90% des cas.

Saison de rouille

Résumé :

* Lieu de l'action : le sud de la France, toute la côte méditerranéenne est transformée en une immense ville, avec ses quartiers très disparates (dans certains, la nature a même repris ses droits...).

* Trame de l'histoire : Apparition d'une maladie dans cette région, "la Pourriture", virus qui possède un tropisme cutané ; transformant le malade en écorché vif, mortalité de 80% des cas dans des souffrances atroces, 20% de guérisons inexpliquées. Le gouvernement des provinces habitées par les "hommes sans futur" décide l'évacuation de cette région, par deux sociétés qui mettent en place un dispositif de brigades de santé pour stériliser la région et reconstruire après assainissement et relogement ensuite des réfugiés.

On s'aperçoit très vite que cette évacuation n'est qu'un génocide. En fait, les gens qui sont évacués, souvent contre leur gré par des brigades de chasseurs, étant tous contaminés, sont simplement éliminés par fusillade en fosse commune.

On apprend enfin vers la fin de l'histoire que les sociétés chargées du travail d'évacuation sont en fait téléguidées par les "Sup", la majorité des brigades de santé étant constituées de Supérieurs qui interviennent pour superviser l'exécution du travail. Toute cette opération ayant été montée par les "Sup" qui sont eux aussi sensibles à la maladie et veulent détruire toutes les sources du virus et faire une barrière sanitaire vide de tous êtres humains autour de la Méditerranée.

* Les personnages : L'histoire est perçue par les yeux de deux personnes :

- Polynésie, une fille de quinze ans que nous rencontrons dès les premières pages en train de s'échapper d'un charnier et qui après une renaissance apocalyptique retourne vers la ville d'où elle a été évacuée.

- Hierro, le chasseur qui a évacué Polynésie et qui a attrapé la "pourriture". Il est condamné par le Service de Santé, il n'a plus qu'une quinzaine de jours à vivre et doit être évacué... Il s'échappe pour retrouver un autre chasseur qui lui a fait une crasse et veut se venger de cet homme, Sy Mausey.

On lit alternativement dans chaque chapitre l'aventure de Polynésie et de Hierro qui finissent évidemment par se rencontrer. Polynésie, devenue chef d'une bande rebelle, avec Chien-Loup, personnage pittoresque qui ressemble à un colosse, force de la nature un peu simple d'esprit, sauve Hierro de chasseurs qui étaient sur le point de le tuer pour toucher la prime.

Polynésie qui aime Chien-Loup qui l'avait sauvée, veut se venger et capture Hierro pour le livrer à Mausey, tout en espérant assister au combat des deux hommes.

Relations ambiguës entre les trois personnages. On découvre que Chien-Loup est un supérieur devenu fou. Sy Mausey et Hierro finalement s'aident pur capturer Chien-Loup qui vaut une fortune pour les labos des "Mangeurs d'argile". Le plan échoue, Mausey est tué, Chien-Loup rejoint les siens et Hierro dont l'état n'a fait qu'empirer rejoint Polynésie pour mourir.

 

Les différents points d'intérêt

1. Intérêt narratif et thématique

* Approche originale du thème du mutant : vu sous l'angle de l'homme normal et de sa fin, plutôt que de la naissance d'une race supérieure ("Slan"). Déjà, le thème est pessimiste.

* Technique narrative : rodée, très bonne aventure rapide, palpitante, technique classique de la narration de deux aventures qui se rejoignent, avec quelques flashes :

- description du travail des brigades de santé

- description de mutants anormaux et horribles

- description de l'élimination d'une jeune fille dans les mêmes conditions que pour Polynésie, mais qui ne s'en tire pas.

* Hyperréalisme : comme dans beaucoup de romans de Pelot, les héros ont des besoins physiologiques à assouvir, en particulier, ils ont des intestins à remplir et à vider.

2. Exploitation du thème de la violence et de la méchanceté

* C'est un des romans pessimistes de l'auteur. Déjà le thème le laisse supposer, mais on s'aperçoit que l'exploitation de ce thème, telle qu'elle est faite, accentue ce pessimisme.

- pas d'espoir dans l'avenir : les "Sup" sont insensibles, ils sont au-delà du bien et du mal, et leur amoralité entraîne l'horreur.

- pas d'espoir dans le présent : les "hommes sans futur" sont restés des bêtes et s'entre-tuent de plus belle au lieu de s'unir pour essayer d'entrer en contact ou d'évoluer vers "les supérieurs".

* Une petite note microscopique d'optimisme : Polynésie a pu entrer en contact avec un "Supérieur" qui était devenu fou, mais...

* Nombreuses images de violence, au rythme du Sourire des crabes.

3. Exploitation du thème de la solitude et intérêt psychologique

* Comme dans la majorité des romans de Pelot, les personnages sont disséqués, fouillés, complexes, torturés. Les relations qui s'établissent entre eux sont ambiguës.

* Association de trois solitudes différentes :

- Polynésie : la solitude de la prise de conscience d'une situation horrible, incommunicable, car incroyable.

- Hierro : la solitude de la maladie...

- Chien-Loup : la solitude de l'être supérieur qui ne comprend pas, du bourreau qui s'identifie à sa victime.

4. Intérêt du message politique :

Nous retrouvons avec les points précédents, soit la sensibilité d'écorché de Pelot, et ce point 4, les deux caractéristiques principales des romans pelotiens.

* Rappel d'idéologie libertaire :

- description dans toute sa virulence du rôle horrible que peuvent prendre les institutions dominantes, qui vont jusqu'au génocide pour appliquer une politique.

- description de la structure libertaire de groupe de rebelles de Polynésie.

* Rappel d'écologie :

- Surnom de "Mangeurs d'argile", quelques allusions à la dépendance des énergies fossiles.

- description de l'horreur de la ville géante vers laquelle on se dirige sur les côtes méditerranéennes, dont l'écologie est complètement perturbée.

- la Pourriture due au bouleversement écologique sous le niveau de la mer.

5. Approche pessimiste de l'amour et de la sexualité:

* La sexualité est abordée surtout par son côté sordide :

- avec les bois-bonheur qui exploitent la crédulité et le malheur.

- les héros qui ne peuvent et ne veulent pas avoir recours à la sexualité pour briser leur solitude :

. Hierro que la maladie isole

. Polynésie rejette Hierro

. Chien-Loup rejette Polynésie

La sexualité ne brise pas la solitude.

* L'amour n'existe pour ainsi dire pas dans ce roman, sauf une petite pointe, en filigrane la note d'optimisme de Pelot. Hierro aime peut-être Polynésie, Polynésie aime Chien-Loup, et Chien-Loup ?

6. Approche du racisme

* Les "Sup" ignorent les "Mangeurs d'argile". C'est un problème qui va plus loin que le racisme. C'est le problème de l'incommunicabilité entre race et espèce. Les "Sup" n'éprouvent pas de sentiments de haine à l'encontre des hommes, mais ils ne peuvent et ne cherchent pas à comprendre ni à communiquer. Ce thème va certainement être développé au fur et à mesure des romans. Thème cher à Pelot, déjà décortiqué dans Le Sommeil du chien, entre nous et les animaux. Il devient maintenant : et si nous, nous étions réduits à l'état d'animal avec un être supérieur ?... (Contact Polynésie/Chien-Loup ?...).

* A l'inverse, les hommes haïssent les "Sup", car ils les rendent responsables de leurs malheurs, et là on est dans le racisme. Même les malheurs que subissent les hommes et qui ne viennent que d'eux-mêmes sont imputés à la responsabilité des Supérieurs (comme nous avons rendu le Juif responsable de nos malheurs...).

7. Approche du thème de la mystification

Thème cher à l'auteur, les personnages sont complètement emportés par une grande mystification, une entreprise à but noble ayant en fait un but caché horrible, tendance paranoïaque de Pelot (Transit , Delirium circus, Les Barreaux de l'Eden, ...).

 

Jugement du roman

Chef d'œuvre, mais peut-être un peu trop déprimant.

Le cycle : Contrairement aux autres cycles, il ne peut pas avoir leurs défauts.

- D'abord, ce sont des romans indépendants : les personnages et les histoires diffèrent, seule la trame reste en place, seul le décor est là et les variations des thèmes sont infinies. Il ne peut pas y avoir d'essoufflement, simplement on aura des romans plus ou moins bons.

- Deuxièmement, Pelot a l'air de prendre son temps, un roman du cycle par année, on est loin de la cadence des autres cycles, donc meilleure recherche.

- Enfin, le lecteur n'est pas obligé de se souvenir des romans précédents, la trame lui étant rappelée au début de chaque ouvrage.

Donc cycle plus qu'intéressant, puisqu'il ouvre des possibilités infinies pour explorer une situation donnée, en approfondissant tous les thèmes que cette situation peut laisser entrevoir.

 

 

 

 

Page créée le lundi 3 novembre 2003.