Une si profonde Nuit

 
 
 

Date et lieu

Sur Terre, après la grande catastrophe.

Sujet

Deux jumeaux, Jahel la fille, et Syll le garçon, naissent anormaux : ils ont des yeux dans un monde d'aveugles. Gulom le Menteur va les guider...

A bord du vaisseau "Espoir" qui a quitté la Terre depuis des milliers d'années à la recherche d'une autre Terre, deux rescapés, Zar et Maurie, dorment, cryogénisés.

 

Édition

Photo de pierres de lune (NASA).

  • 1ère édition, 1975
  • Paris : Fleuve Noir, II/1975.
  • 18 cm, 223 p.
  • Illustration : NASA / pierre de lune (couverture).
  • (Super luxe Les Lendemains retrouvés ; 8).
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    Première page

    Joraf avait quitté la famille alors que le sol était encore froid et humide, les herbes, comme les pierres, gluantes de rosée. Depuis cet instant, il n'avait cessé de ramper en direction du premier piège.

    A présent , Joraf transpirait. Certaines pierres du sol étaient très chaudes, et les rayons solaires cuisaient la peau de ses épaules nues, ainsi que ses avant-bras, ses mains. La sueur coulait de son front bombé et ruisselait sur ses pommettes. De temps à autre, d'un coup de langue, Joraf humectait ses lèvres sèches. Il s'était écorché les phalanges de la main droite - celle qui tenait l'arme - sur les arêtes coupantes d'une pierre que sa mémoire, distraite une seconde, avait oubliée.

    Il rampait souplement, suivant le tracé immuable qui menait au premier, au plus ancien des pièges de la famille. Ses gestes précis le faisaient ressembler à un fauve, et les vêtements de peau souple dont il était couvert n'entravaient aucunement ses mouvements silencieux. Ce silence, cette aisance et la faible odeur qu'il dégageait le rendaient quasiment "invisible" : il aurait pu passer à moins de dix longueurs d'un Autre, sans que celui-ci s'en aperçut.

    Joraf s'arrêta. Il se redressa, puis s'accroupit, et pendant un moment écouta la profondeur noire de l'alentour. Rien ne bougeait. Un petit souffle d'air jouait sur la peau de l'homme, dans ses cheveux comme sur les hautes herbes qui croissaient en ce lieu. Joraf s'assit et étendit ses jambes dans la direction qu'il devait suivre.

    Encore dix fois dix fois dix longueurs environ, et il serait arrivé. La chaleur rendait pénible la progression, mais tout de même, Joraf préférait cela à la boue et à l'eau. La pluie était capable de rendre parfois le tracé de la piste aux pièges tout à fait méconnaissable.

    Joraf se mit à songer au soleil. Il y pensait souvent ; c'était de plus en plus fréquent, au fur et à mesure qu'il avançait dans l'âge.

    Le soleil... Il avait cru le découvrir, quand sous l'effet des drogues des Menteurs, le monde de couleurs violentes éclatait dans le gouffre noir de sa tête. Dans ses moments-là, il avait cru, vraiment, toucher le soleil, et l'empoigner à pleines mains.

    Une erreur de plus. Il le savait.

     

    Dédicace - Épigraphe

    Dédicace : A Michel Jeury, à Daniel Walther, et puis à quelques autres aussi, dont les noms flottent, je ne sais où.

    Épigraphe : En attendant l'éternité, l'univers intérieur offre la seule issue possible (Michel Jeury, Le Temps incertain).

     

    Revue de presse

    Fleuve Noir Informations

    1975

    Trois lettres HYM.

    Qu'est-ce que c'est ? Seulement ce moyen mis à la portée des voyageurs de l'espace, afin de lutter contre l'emprise du temps, le moyen d'être soi, cryogénisé dans une capsule de sommeil froid, et à la fois un autre, ailleurs ? Seulement cette drogue dont use et abuse Zar Ihstan ?

    Ou bien alors, la Poudre ? Et par-delà la Poudre, le Pouvoir des Menteurs ?

    Ne serait-ce que l'imagination ? La mémoire enfouie de tous et de chacun, sur Terre, hors de Terre, partout ?

    La vie de Syll et Jahel n'est peut-être qu'une simulation. La vie de Zar Ihstan également. La vie, la vie n'est peut-être...

     

    Argon

    N° 2, mensuel, mai 1975, Louviers (Belgique). Patrick ZACHARIS, p. 36

    Pierre Suragne, avec Une si profonde nuit, réussit un roman complet. Je m'explique : il reprend certaines idées de ses romans précédents.

    On retrouve la notion du Dieu truqué attendu par un peuple qui l'appelle le sauveur. Il arrive, mais sous la forme d'un homme usé et qui se drogue grâce au Hym ; on ressent l'angoisse constante de La Nef des dieux : le Dieu truqué, qui s'appelle Jar Ihstan, est toujours en train de s'engueuler avec le Cyborg Jery (hé hé!) qui l'accompagne et qui lui ressemble tant ; l'action se déroule dans un contexte qu'il affectionne particulièrement : le monde "après la grande catastrophe" ; on aperçoit une des idées de Mais si les papillons trichent : le monde où évoluent Jahel et Syll, les deux habitants de la planète à posséder des yeux, est créé par un seul être, en l'occurrence Zar Ishtan lui-même, lorsqu'il absorbe l'Hym, appelé aussi : la poudre.

    C'est pour ces raisons que ce roman est complet ; ce n'est pas très original, mais réussi.

    Ceux qui ont déjà lu Suragne se retrouveront dans l'ambiance qu'ils connaissent bien.

    Ceux qui ne le connaissent pas trouveront là un roman qui les prendra à la gorge et qui fera rejaillir cette peur ancestrale qui est au fond de chacun. En espérant qu'ils ne tomberont pas dans la "profonde nuit des aveugles".

     

    Les Dernières nouvelles d'Alsace

    12-13 mai 1975. Daniel WALTHER

    Sur les berges du Fleuve Noir

    Le dernier roman de Pierre Suragne paru dans la collection Les Lendemains retrouvés (Fleuve Noir) démontre que l'auteur est maintenant capable de s'attaquer à n'importe quel thème de science-fiction en y imprimant sa griffe personnelle. Cette fois-ci, Suragne plonge allègrement dans les ténèbres du temps et dans les fantasmes d'Une si profonde nuit. On constate également que ses livres deviennent de plus en plus ambitieux, ce qui est encourageant pour la collection qui les abrite.

     

    Horizons du fantastique

    N° 34, bimestriel, 3ème trim. 1975, pages 63-64. Richard D. NOLANE

    On pourrait limiter cette critique à la citation qu'emprunte Suragne à Michel Jeury au début du livre : en attendant l'éternité, l'univers intérieur offre la seule issue possible... C'est si vrai qu'il arrive par deux fois dans ce roman que les héros successifs se trouvent coincés dans cette situation.

    Comme presque toujours, Suragne commence son récit en le conduisant sur deux lignes à la fois, l'une décrivant un univers technologique et l'autre un univers "sauvage", puis il les met en présence l'une de l'autre. Des étincelles produites par cette friction naît une situation nouvelle plus ou moins conforme au désir de l'auteur. Il est d'ailleurs à remarquer que plus Suragne avance dans sa carrière, plus la situation en question devient floue et incertaine. De la belle conclusion optimiste de La Septième saison, on est passé à celle plutôt noire de Ballade pour presque un homme, pour enfin aboutir à une non-existence totale dans Une si profonde nuit.

    On est tenté d'en conclure que Suragne s'enfonce petit à petit dans un pessimisme gluant qui menace de ne plus vouloir le lâcher. La preuve, on la trouve encore dans Une si profonde nuit qui est une succession d'univers où s'allume soudain au milieu du désespoir la petite flamme de l'espérance. Puis tout à coup, elle est brusquement soufflée par l'inexistence total au niveau matériel. A chaque fois, le nombre des personnages diminue pour aboutir à une épave humaine qui "ne possédait rien, qu'un délire noir qui bouillonnait en lui, et la source fragile de ses rêves".

    On obtient ainsi un récit qui n'est pas sans rappeler ces poupées russes qui s'emboîtent l'une dans l'autre et chaque partie du livre correspond à une des poupées creuses qu'on retire successivement jusqu'à ce qu'il ne subsiste plus que la dernière petite et pleine souvent microscopique par rapport à la première. Pour Suragne, la grande poupée s'appelle la vie actuelle et la petite qui en est le cœur a pour nom le délire et le rêve où chacun se réfugie un jour ou l'autre.

     

    Fiction

    N° 263, novembre 1975, pages 169-171. Denis GUIOT

    Il faut le dire d'emblée, ce dernier roman de Pierre Suragne apparaît comme une incontestable réussite. Une si profonde nuit est à placer aux côtés de Et puis les loups viendront et Mais si les papillons trichent - autres réussites majeures - et en apparaît d'ailleurs comme la synthèse et le prolongement. Le plaisir d'écrire de Suragne transparaît à chaque ligne et n'a d'égal que celui du lecteur à se laisser conduire par ce "raconteur" hors pair. S'il fallait sacrifier au petit jeu des étiquettes, disons que chez Suragne il y a du Jeury, du Walther, du Dick et du Sturgeon. Pas moins. Toutes ces influences, conscientes ou non, sont profondément assimilées et l'univers qu'il construit et nous propose de livre en livre lui est très personnel. Un univers volontiers tourné vers les mondes intérieurs, un univers pétri d'images-bulles où la réalité n'a pas toujours le visage de l'apparent. Un univers de tendresse désespérée vis à vis de ses personnages.

    La si profonde nuit du titre est celle qui s'est abattue sur les rescapés de la Grande Guerre du HyM… "Leur univers a éclaté, s'est transformé en une torche de noirceur et de folie" (p. 123)… Un monde d'aveugles, un monde sans yeux. Dans cette nuit perpétuelle naissent des jumeaux… "La fille s'appellera Jahel, et le garçon Syll"… Deux êtres différents, hors de la normalité puisqu'ils ont les yeux que possédaient nos ancêtres (p. 31)… Deux êtres qui ont "des yeux pour voir, autrement qu'avec les doigts" (p. 30).

    Ce monde de la nuit, Suragne le crée par petites touches successives, usant avec précision du détail qui nous en fera ressentir concrètement l'étrange réalité. Le lendemain était un jour de soleil pour Syll et Jahel - un jour de chaleur sur la peau pour les autres (p. 83).

    Rapidement Syll et Jahel, ouverts sur une autre réalité - la réalité vue par les deux adolescents ne peut être que différente de celle, connue, des non-voyants - apparaissent comme les Sauveurs de ce monde. Guidés par Gulom le Menteur, ils se mettent en marche, le moment venu… Ce concept, profondément religieux, de rédemption peut étonner de la part d'un auteur qui ne cesse de crier tout au long de ses romans que "Dieu n'est qu'un mot pour conjurer la peur" (p 76) - Si tu en étais si sûr, Pierre, éprouverais-tu le besoin de le crier si fort ? - En fait, Suragne n'a pas changé et sa vision du monde est toujours aussi tragique. Cet espoir qu'il nous avait chevillé au cœur par Jahel et Syll interposés, il ne l'en détruit qu'avec plus d'amertume. Dérision suprême, le "sacrifice" de Jahel et Syll n'est suivi d'aucune rédemption. Zar Ihstan (Christ ? Bouddha ? Le Sauveur ?) fout le camp. Dieu est mort et bien mort, et l'homme n'aspire qu'à sa propre fin. Il était donc écrit que l'homme détruirait la lueur d'espoir qu'apportaient Jahel et Syll, ces enfants sortis d'un même ventre et qui s'aimaient. Symboliquement l'homme tue l'enfance et sa vision gorgée d'espérance du monde pour imposer la sienne, profondément autodestructrice. Instinct de mort.

    HyM

    Qu'est-ce-que HyM ? Le HyM est la Poudre des Menteurs qui donne accès à la mémoire collective de la race. Le HyM est la drogue qui permet aux passagers du vaisseau hyperluminique "Espoir" de combattre à volonté le temps et l'espace par la création d'univers rêvés.

    Rêvés ? Et qui rêve qui ?

    Au monde des ténèbres correspond l'univers du vaisseau "Espoir" qui a quitté la Terre depuis des milliers d'années à la recherche d'une autre Terre. A son bord, uniques rescapés, Zar et son double-cyborg Je(U)ry (Création schizo ?) et Maurie, dormant du sommeil glacé de la cryo.

    Univers parallèles / montage parallèle.

    Mais chez Suragne, les parallèles se rencontrent toujours, s'affolent, vibrent. Interférence et dédoublements. Point nodal : le HyM. Là où le lecteur attendait une intrigue schizophrénique bien classique apparaît un roman qui n'en finit pas de finir spiralant dans des univers enchâssés dans d'autres univers réalité à deux visages se dédoublant kaléïdoscopant à l'infini en un hallucinant jeu de miroirs explosion / implosion des différents plans de réalité possibles où rien n'est certain où "la seule vie possible grandit dans le mensonge et l'illusion" (p 221).

     

    Page créée le mercredi 22 octobre 2003.