Arthur RIMBAUD




Rimbaud traverse les Vosges et le Gothard à pied, avant un ultime éclat poétique :
une lecture de la Lettre de Gênes du 17 novembre 1878,
par Raymond Perrin.

 

La gare de Remiremont au début du XX° siècle.

 

Une correspondance souvent mal connue

Pourquoi l'édition de la lettre est-elle si rare ?

Tribulations, connues et inconnues, du texte et du manuscrit

Des témoins rares, discrets, éloignés ou ironiques

En 1878, incertitudes et "trous noirs" biographiques

Un jeune homme vulnérable et valétudinaire

Un destinataire écarté, le frère, Frédéric

Des lectures contradictoires

Le chant du cygne d'un poète malgré lui

Les Vosges traversées dans la tourmente

Présentation chronologique

Bibliographie


 

La Lettre de Gênes : présentation chronologique

C’est Isabelle Rimbaud qui parle la première de la "lettre du pauvre Arthur, relative au fameux passage du Gothard" en 1892 dans un courrier adressé à Louis Pierquin. Ce que recherche alors Rimbaud, Mallarmé l’a compris c’est "L’adieu total à l’Europe, aux climats et aux usages insupportables". La lettre, qualifiée alors de "document curieux" paraît pour la première fois grâce aux premiers biographes Houin et Bourguignon.

Cette lettre, la première publiée quasi intégralement, "détaille aussi le passage mouvementé du Saint Gothard". Est-ce uniquement pour cela qu’elle "est à citer tout entier" ? Dix ans plus tard, en 1906, Victor Ségalen trouve "inquiétant de duplicité" celui qui "se tut brusquement en pleine verve, courut le monde, fit du négoce et de l'exploration". Il faut faire un bond de 20 ans pour lire sous la plume de Jean-Marie Carré (en 1926), une appréciation nouvelle sur cette "Lettre sans apprêt, mais aussi sans ces surprenantes négligences de la correspondance africaine". "Une longue lettre toute prise par le récit de sa traversée du Saint-Gothard (pardon! Du Gothard)", c’est ce qui frappe Marcel Coulon en 1929.

La même année, François Ruchon n’accorde sans doute pas à cet écrit l’intérêt qu’il mérite puisqu’il formule un jugement plus que global sur ces "dix-huit ans qui lui restent à vivre" puisque "jamais Rimbaud ne reprendra la plume pour des fins littéraires. Sa seule littérature sera composée de lettres, de rapports dépouillés, secs et précis, d'où toute imagination, toute sensibilité seront bannies".

En revanche, Marguerite Yerta-Méléra, en 1930, dans une biographie romancée qu’il faut lire avec circonspection et recul, donne une grande place à ce voyage d’octobre-novembre 1978 et considère finalement que "la lettre est une longue causerie ; le récit à la table de famille du compagnon qui fait son tour d’Europe, terre à terre, observateur, un peu gouailleur, qui tout le long du chemin n’a vu que le côté matériel et pratique des choses, qui n’oublie même pas la taquinerie à l’adresse de la cléricale renforcée de mère. Monument sur le tombeau du poète mort. Dressé par la seule main à charrues, par la main du tâcheron qu’est devenu Rimbaud." !

Raymond Clauzel (en 1931) note avec un réalisme teinté de pessimisme qu’à cette époque, "l’errant réintègre le foyer, chaque fois qu'il se trouve malade ou désespéré. Il n’a qu'un seul lieu d'asile : sa famille. Viendra aussi le jour où ses pérégrinations lui paraîtront vaines".

Pierre Arnoult se trompe sûrement en prétendant que Rimbaud a accompagné sa sœur Isabelle à Dijon où leur père est mort. D’ailleurs, il écrit en 1943 : "Arthur n' assista sûrement pas [aux obsèques]. La veille, le 17, il se trouvait à Gênes et narrait longuement les premières étapes de son nouveau voyage dans cette direction".

Pour Jacques Castelnau, en 1944, la lettre se réduit au "récit de la difficile ascension du Saint Gothard, du Gothard, comme il dit".

Deux ans plus tard le docteur Fretet, souvent mal disposé à l’égard de Rimbaud, affûte son scalpel pour juger la correspondance rimbaldienne : "Parler de sécheresse prosaïque, de plate précision, de défaut d'allure personnelle, n'est pas assez dire" ! Souvent approximatif (il date la lettre d’octobre 1878 au lieu de novembre), il ajoute : "rien de moins sec, de moins dépouillé, de moins avare, que ces fadaises" ! Pour Pierre Petitfils en 1949, les lettres du voyageur "témoignent qu'entre les deux Rimbaud la brisure était plus apparente que réelle".

On préférera le jugement plus nuancé de Maurice Blanchot, lequel en 1949, précise que c’est "à partir de Chypre" que "la correspondance, paraît en général, aux amateurs de bonne littérature, mal écrite, décevant, indigne d’un si grand écrivain". C’est cette année-là que Claude-Edmonde Magny ose considérer le "reste de la vie de Rimbaud, qui dura encore dix-huit ans", "comme une vie posthume", ce qui déclenche la juste colère de Luc Decaunes qui demande "de quel droit rejeter dans la nuit, de quel droit condamner une partie d'existence au bénéfice de l'autre ?"

Georges Duhamel, republiant en 1952 ses textes de 1946 et 1949, donne un autre éclairage sur la lettre de novembre 1878 quand il souligne : "Qui lit la correspondance assiste à l’agonie du poète, à l’agonie du style Rimbaud. La lettre écrite après le voyage du Saint-Gothard est comme la suprême étincelle de cet incendie magique".

Parce que Rimbaud précise que le voyage vers l’Égypte "se paie en or", il est bon de se souvenir qu’en 1955, Henri Mondor écrit : "Rimbaud a été, tour à tour, appelé le voyant, le voyou, l'ange, etc. On pourrait aussi, son irrévérence se faisant imiter, l’appeler le doreur, à en juger par certaine hantise : que d'or, que d'or, en effet, dans ses écrits, du commencement à la fin de sa production littéraire !".

En 1956, Suzanne Briet indique utilement, qu’entre la lettre de Stuttgart de 1875 et celle de Gênes, "les lettres intermédiaires ont disparu". Elle remarque surtout que Rimbaud "sait quels détails il convient de donner à sa mère". Fort imprudemment et avec un sens du romanesque constant, Françoise d’Eaubonne en 1956 néglige la lettre pour insister sur "un nouvel événement [qui] devait, de manière décisive, accuser la rupture entre l'ancien et le nouveau Rimbaud" ; "ce fut la mort de son père, affirme-t-elle, qui donna naissance à M. Rimbaud, un garçon qui n'avait plus rien de commun avec Arthur l'enfant, Rimbe le voyou et Rimbaud le poète. En novembre, Isabelle alla fermer les yeux au capitaine Frédéric Rimbaud décédé à Dijon dans sa soixante quatrième année. Elle le fit savoir à son frère, alors à Larnaca".

La même année, c’est aussi sur la mort du père que Henri Guillemin focalise son attention. Il écrit : "Lorsque Frédéric Rimbaud prend sa retraite, à cinquante ans, en 1864, c’est à Dijon (pourquoi Dijon ?) qu’il s’établit. Il y vivra pendant quatorze ans, et il y meurt, le 17 novembre 1878, le jour même où son fils Arthur, en route pour l'Égypte, arrive à Gênes, écrivant de là, à sa mère, une longue lettre. Isabelle aurait vu son père sur son lit de mort".

En 1957, René Char écrit dans une préface mémorable : "Nous osons croire qu'il n'y eut pas rupture, ni lutte violente, l'ultime crise traversée, mais interruption de rapport, arrêt d'aliment entre le feu général et la bouche du cratère, puis desquamation des sites aimantés et ornés par la poésie, mutisme et mutation du Verbe, final de l'énergie visionnaire, enfin apparition sur les pentes de la réalité objective d'autre chose qu'il serait, certes, vain et dangereux de vouloir fixer ici".

Daniel A. De Graaf a-t-il raison d’affirmer qu’ "Après avoir erré par la Suisse au printemps 1878, il la parcourt à nouveau au début de novembre suivant, comme il l'avait fait en avril 1875, mais cette fois il prend la route du Gothard" ? (puisque seule Isabelle Rimbaud, dont les mensonges ne se comptent plus, parle de ce voyage helvétique printanier). En tout cas, on peut partager son avis lorsqu’il souligne que "Rimbaud parle de ce voyage mouvementé dans une lettre fort spirituelle d'où il ne résulte point que le poète soit mort au contraire".

C’est aussi en 1961 que le poète Yves Bonnefoy "trouve indécent qu'on s'acharne à suivre les traces de qui a fait retour à l'existence anonyme". "Dès 1875, écrit-il, l'homme conscient en Rimbaud a renoncé à changer la vie. Et c'est pourquoi je ne raconterai pas dans ce livre ses années d'errance et de durs travaux. Vouloir changer la vie, c'est exercer l'universel, témoigner, se porter au devant de la conscience commune. Mais qui renonce à changer la vie s'enferme dans un destin et a droit que l'on en respecte le caractère privé." Il ne dira donc pas un mot de la lettre de Gênes.

Henri Matarasso (qui fut le dernier détenteur connu du manuscrit de la Lettre de Gênes en 1954), et Pierre Petitfils, remarquent en 1962 que Rimbaud "écrit à sa mère une longue lettre de quatre pages d'une écriture serrée, d'une rare virtuosité de style, dans laquelle il raconte sa traversée du Saint-Gothard, à pied, dans une atroce tempête de neige". Considérer que la mère est la seule destinataire de cet écrit est sûrement abusif.

C’est André Dhôtel qui accorde pour l’instant, en 1965, les plus longs commentaires à "l'une de ses plus belles et plus longues lettres. Comme ignorant de tout passé et de tout avenir, dirait on, il ne songe plus qu'à sa mère et à sa soeur qui resteront ses seules correspondantes". Il précise que "rien n'est passé sous silence dans cette lettre. Il donne tous les détails qu'il a pu observer, concernant l'itinéraire, l'aspect des lieux, la structure de la montagne, les distances, la neige à traverser dans la bise avec pour seuls points de repère les bornes et les poteaux du télégraphe, l'arrivée au monastère, la descente vers les lacs. Ce ne sont pas des morceaux de style ni un commentaire touristique justement." Il relève "des fragments d'une vie simple et banale, détachée de toute référence et où s'affirme, aussi bien que naguère dans ses livres de voyage ou du Far West, une conviction nostalgique qui ne se rapporte à rien de connu".

Stanislas Fumet, aux convictions religieuses catholiques connues, insiste en 1966 sur un Rimbaud "mystique contrarié", (selon lui).

Il "laisse les siens sur le sol familial et s’en va rechercher à tâtons un Orient qui l’obsède" (or, en 1878, Rimbaud, non seulement anticlérical mais athée, selon Delahaye, n’a aucune aspiration mystique), avant de décrire "dans quelles conditions épouvantables, il a dû traverser le Saint-Gothard".

Dans une seule note, peu valorisante, Jacques Plessen, pourtant décrypteur exceptionnel du langage du corps dans la poésie de Rimbaud, dans Promenade et poésie, fait une brève allusion à la Lettre de Gênes quand il consent à écrire : "A ses moments Rimbaud sait être un bon descripteur. Je pense surtout à sa lettre du 17 novembre 1878, où il décrit si plaisamment son passage du Gothard. On s'est plu à relever dans cette lettre des qualités littéraires, voire poétiques, qui n'auraient donc pas quitté ce renégat de la poésie. Mais ne voit on pas qu'à part une certaine verve sarcastique ce morceau, où Rimbaud manifeste sa volonté de communiquer avec les siens, n'a plus rien à voir avec l'art poétique qui a créé les Illuminations et Une Saison ?"

En 1967, dans l’Album Rimbaud (qui confond la photo de l’hospice du Gothard et le village d’Hospenthal), Pierre Petitfils revient sur cette "longue lettre, d'un style extraordinaire, racontant les étapes de son voyage. Peu après, il eut la joie de quitter l’Europe aux anciens parapets, pour l'Afrique, que son père avait tant aimée et qui l'attirait magiquement".

Avant de préciser qu’Arthur part le 20 octobre 1878, Jacques Brosse, en 1968, s’il n’accorde pas un intérêt particulier à la Lettre, est tout de même un des rares commentateurs à noter l’importance d’un témoin souvent exclu, ignoré ou pire, méprisé : le frère aîné Frédéric.

Il écrit : "Frédéric vient de rentrer du service militaire. Notons au passage que la phase des errances désordonnées d'Arthur correspond à l'absence de son frère aîné (1873-1878), bien qu'il n'y ait jamais eu entre eux de liens étroits. Pour un moment, la famille est reconstituée, les deux garçons s'occupent de la propriété, font ensemble la moisson".

La même année Marcel A. Ruff commente une lettre contenant un "récit remarquable à plus d'un titre". Il précise : "Tout indique que ce voyage se fait avec l'accord de sa mère et qu'elle lui en a même fourni les moyens. La relation détaillée qu'il en écrit à Gênes, avant de s'embarquer, est adressée à ses chers amis (mère et soeur), comme le seront désormais la plupart de ses lettres (…)". Il s’avance jusqu’à discerner dans ce "texte, aussi peu littéraire que possible, écrit à la diable, (…) la même prise directe, la même rapidité que les oeuvres poétiques. C'est bien en effet le même esprit, le même personnage, mais qui maintenant applique toutes ses puissances à l'action".

En 1971, le biographe Jean Chauvel tient à noter que Rimbaud part de Roche "pour gagner la Méditerranée". Nous le retrouvons enfin lui même (…) dans une lettre de Gênes par laquelle il rend compte à Mes chers amis de son voyage et plus particulièrement de la traversée du Saint-Gothard qu'il a faite à pied.

Cette lettre, écrite, il se trouve, le jour même où son père meurt dans sa retraite de Dijon, est une des très rares (une autre étant celle datée de Parmerdre, Juimphe 72 : "Le mois passé, ma chambre...") qui présentent un intérêt proprement littéraire".

André Thisse, s’interrogeant en 1975 sur les rapports de Rimbaud devant Dieu met en relief son anticléricalisme : "Il faut lire sa lettre du 17 novembre 1878, écrit-il, pour voir que son anticléricalisme agressif a duré fort longtemps. Dans cette lettre aux siens, il raconte son passage du Saint-Gothard qu'il laïcise tout du long, et non sans quelque ridicule, en Gothard. Tout juste si les chiens bien connus ne deviennent pas des chiens Bernard. Et sur quel ton il leur raconte sa nuit à l'hospice du Gothard où les voyageurs ont pourtant été raffermis par une hospitalité gratuite".

En 1977, J.-B. Barrère constate le contraste entre la conception des glaciers (confondus avec des pics), dans Voyelles, où "un glacier ne se présente pas, semble-t-il, comme une masse inclinée en lente progression, mais, disons, comme un élancement", et celle imposée par la réalité en 1978. "Plus tard, observe-t-il, Rimbaud a découvert la montagne et l'on imagine son « exploit", le passage à pied du Gothard en novembre 1878.

Écrivant aux siens (…), il oppose précisément aux images toutes faites que s'en forme le profane son expérience récente : "(…) Les gens non accoutumés au spectacle des montagnes apprennent ainsi qu'une montagne peut avoir des pics, mais qu'un pic n'est pas la montagne (…)" Ainsi la réalité dément l'imagination et le voyageur peut faire allusion aussi bien à ses propres illusions qu'à celles des siens. (…) Ainsi pouvait il imaginer les blancheurs de la montagne comme une série de pointes, "lances des glaciers fiers", sortes de stalagmites, de glaçons, (…).

Il semble que Gérard Macé accorde à la Lettre de Gênes l’importance qu’elle mérite quand il écrit : "(…) il est une lettre qui nous raconte, d'un versant à l'autre du Saint Gothard, ce qui est véritablement le franchissement d'une passe, et qui vient dater l'adieu à l'Europe (…), elle nous fait le récit détaillé de l'ascension, puis de la redescente, qui le mènent à jamais de l'autre côté : de l'embêtement blanc, du blanc à songer à ce qu'il nommera plus tard l'horreur présumée des paysages lunaires (on le voit, le réel a continué d'être hallucinant pour Rimbaud, bien après qu'il eut cessé d'écrire) ; de la montagne au désert, c'est à dire de la neige au sable et du gel à la chaleur".

Alain de Mijolla se montre surtout sensible, en sa qualité de psychanalyste, aux modifications du système de fugues européennes à partir de 1975.

Il remarque qu’ "un changement radical se produit avec le départ de novembre 1878 (sic : il s’agit en fait, d’octobre-novembre) qui marque la fin du nomadisme d'antan et va installer Rimbaud, à 24 ans, dans un mode de vie totalement et définitivement différent".

Les réflexions de Julien Gracq sur le "témoignage indirect de Verlaine", "dans la demi-douzaine de Vieux Coppées parodiques qu’il a consacrés à Rimbaud vers 1875-1876", sont capitales. "Or, que déchiffre-t-on au travers de ce Rimbaud dérisoire (mais dérisoire sans doute véridiquement) qu’évoquent les Vieux Coppées. Le fond d’ennui d’abord, l’ennui existentiel, chronique, la pérégrination creuse et incurable. Puis le goût de la science appliquée, pratique et même militante".

Xavier Grall, en 1980, dans Arthur Rimbaud : La Marche au soleil, ne recule devant aucun paradoxe, aucune exagération et affirme tranquillement : "Quand Rimbaud descend vers le Sud pour n'en plus revenir, il croit déchirer son oeuvre poétique alors même qu'il la concrétise totalement, qu'il entre aux splendides villes pour posséder la vérité dans une âme et un corps. Je veux dire qu'il se réalise parfaitement dans la solitude totale, dans le risque parfaitement assumé, dans la lumière enfin, si ardemment guérie. (…). L'Orient n'augmente pas son génie, mais il le ratifie avec éclat".

On a longtemps vanté la biographie d’Enid Starkie (de 1947), avant sa traduction en français en 1982 (32 ans après la traduction italienne !), par Alain Borer. Elle n’est pourtant pas exempte d’erreurs ou d’approximations comme le prouve le passage concernant l’automne 1878 :

“He Left home in October 1878, and went again to Hamburg, hoping once more for a skip that would take him out east. There he met a man who promised him work in Alexandria if he went immediately to Genoa to join the boat that was leaving for Egypt. He quickly crossed the length of France, but discovered, on reaching Altdorf, Chat the pass across the Alps was already closed to vehicular traffic for the winter, and that, if he wished to reach Italy, he would be obliged to cross the mountains on foot”.

"[Rimbaud] quitta la maison en octobre 1878, et se rendit à nouveau à Hambourg, en espérant cette fois qu'il trouverait un bateau pour l'emmener en Orient. Là, il aurait rencontré un homme qui lui promit du travail à Alexandrie s'il se rendait immédiatement à Gênes pour rejoindre le bateau en partance pour l'Égypte. Il traversa rapidement la France, mais apprit, lorsqu'il parvint en Suisse, à Altdorf, que le col traversant les Alpes était déjà fermé au trafic d'hiver; pour parvenir en Italie, il fut obligé de franchir les cols à pied". (Traduction d’Alain Borer).

En 1982, Pierre Petitfils, améliorant année après année ses recherches biographiques, écrit : "Sur son voyage jusqu'à Gênes nous possédons un document de premier ordre, la longue lettre qu'il adressa aux siens le dimanche 17 novembre 1878 le jour même du décès de son père à Dijon, décès qu'il ne connut que plus tard (seule allusion au décès du père : la lettre du 24 avril 1879 (…)" En 1986, revenant sur la lettre il utilise l’expression page extraordinaire ! en ce qui concerne « la traversée du Saint-Gothard".

En 1984, le poète Jacques Réda pousse son analyse suffisamment loin pour mettre enfin en lumière ce Rimbaud intermédiaire entre le poète et le trafiquant.

Il écrit fort judicieusement : "Il me semble que si le destin est, en somme unique, ou univoque, il a mis trois Rimbaud en jeu. (…) (le premier : le poète … un troisième dont au fond on ne sait pas grand chose, cet espèce de trafiquant (…) Mais le plus important c’est celui de l’entre-deux, c’est celui qui n’est ni le poète, ni le trafiquant, mais a décidé que le poète allait devenir l’autre, celui de la vacillation fatale et de la décision (…) (…= cette bête qui deviendra cette tête de momie plus tard, sans rapport avec elle, car Rimbaud en un sens n’a jamais grandi), il n’y a que cette lettre merveilleuse du Saint-Gothard qui puisse nous donner une idée d’un Rimbaud adulte".

En 1989, Gilles Marcotte accorde sans doute à la lettre de Gênes un statut qu’elle n’a jamais obtenu quand il écrit : "La lettre du 17 novembre 1878 est donc le premier grand texte d'après la poésie, d'après la littérature, qu'offre la Correspondance. On serait tenté d'ajouter, romantiquement : d'après Rimbaud. Il y aurait quelque imprudence à le dire car si cette lettre, adressée aux siens, diffère très nettement de celles qu'il écrivait précédemment à ses amis littéraires, Delahaye ou Verlaine, par son caractère apparemment froid, purement descriptif, motter of fact, en revanche elle fait entendre à chaque ligne ou presque des échos des Derniers vers, d'Une saison en enfer, des Illuminations. Pour peu qu'on prête attention aux mots, aux images, au rythme de la phrase, on ne risque guère d'oublier que le Rimbaud de la Correspondance, le Rimbaud qui ne veut plus entendre parler de ça, qui écrit à sa famille parce qu'un frère, un fils, doit le faire, ce Rimbaud utilise un langage étrangement semblable à celui de tel jeune écrivain connu à Paris pour les audaces de son écriture".

Michel Butor s’arrête aussi longuement sur la Lettre de Gênes, après avoir noté : "C'est à la recherche d'un autre Orient qu'il partira définitivement, d'un Orient sans villes, pour lequel la figure paternelle a certainement joué un rôle décisif. En 1878 il sait déjà où il va ; il ne sait pas exactement où il atterrira, mais la direction est sûre".

Il poursuit : "Depuis Charleville il part à pied jusqu'à Gênes pour s'y embarquer vers l'Égypte. Nous avons sur ce voyage le témoignage d'une lettre à sa famille dans laquelle il décrit son passage du Gothard, datée de Gênes, le 17 novembre 78, la première que nous ayons depuis celle du 14 octobre 75 à Ernest Delahaye, donc après un silence de trois ans".

Michel Butor va plus loin encore (peut-être trop loin ?), quand il parle à propos de la description de l’ascension du Gothard de : "passage initiatique entre la vie et la mort (cela fait penser au Livre des Morts égyptien ou au Bardo Thodol tibétain). S'il existe une frontière entre deux vies, comme certains historiens le veulent, c'est ici qu'il faudrait la placer, dans cette traversée de la blancheur, avec la symbolique fondamentale, dans l'écriture, de la blancheur de la page". Pas étonnant que ce texte soit pour lui peut-être "un texte perdu, une bouteille à la mer destinée à quel érudit futur" !

Claude Jeancolas a toujours manifesté son intérêt passionné et sincère pour la Lettre de Gênes qu’il éditera plusieurs fois.

Rien d’étonnant alors qu’il écrive : "Depuis Gênes, Arthur écrit à sa famille une de ses plus belles lettres. C'est le début des longs voyages en Orient et d'une correspondance régulière que la distance et l'isolement provoquent. Mais après celle ci, aucune ne laisse plus paraître autant de liberté d'expression, révélatrice d'une tranquillité d'esprit, comme si la décision prise de ce départ définitif avait calmé ses angoisses et effacé ses Incertitudes".

En 1991, dans sa biographie de Rimbaud, Jean-Luc Steinmetz propose d’intéressantes réflexions sur ce qui précède le voyage de Gênes : "Roche, une fois encore, est le site d'un travail apparent et d'une méditation profonde comme une prière avant de partir, une veillée d'armes. Au cours de ses tête à tête avec sa mère, il est impossible qu'il n'ait pas dit certaines choses, même en maugréant : la nécessité pour lui de vivre dans les pays chauds, l'Afrique surtout, où il n'aurait plus à souffrir de l'hiver ni des brumes morbides. Il y ferait de l'argent ; plus tard, riche, il reviendrait à Charleville. Mme Rimbaud ne se laisse qu'à moitié convaincre. Pourtant elle veut bien croire que tout n'est pas perdu. Son fils n'a aucun diplôme, c'est vrai, mais il parle la plupart des langues de l'Europe et elle ne doute pas de son génie. Finalement, il l'a presque gagnée à l'idée qu'il sera ingénieur dans des terres lointaines. Cette fois promet il il trouvera une situation et donnera régulièrement de ses nouvelles".

En 1995, Jacques Charpentreau insiste sur le fait que Rimbaud "traversa le Saint-Gothard dans de terribles conditions, une véritable épopée qu’il rapporta dans une lettre à sa famille – car il écrivait assez souvent aux siens".

La même année, quand il évoque les Lettres du temps de silence, Pierre Brunel se livre à ce commentaire : "Ce prétendu désert de la correspondance contient des beautés. Et en premier lieu la grande lettre de Gênes, la première, description très minutieuse correspondant à une vision personnelle : le fantasme polaire des Illuminations fait place à une brusque confrontation directe avec le chaos de glace et de neige… ". En fait, il reprend un commentaire déjà présent dans Arthur Rimbaud ou l’éclatant désastre, publié en 1983.

Un an plus tard, Claude Jeancolas rappelle qu’il y eut "Peu de lettres de ces années de silence, il lui fallait oublier, jusqu’à ce renoncement même et qui le torturait, trouver un autre but, une raison d’exister. Au dernier embarquement à Gênes, il écrivit une longue lettre à sa famille, comme un dernier et vrai adieu à l’écriture poétique, calme, rasséréné, le salut était proche". Il ajoute une observation trop rarement faite quand il précise : "Cette lettre sera la dernière d’Europe". Dans son Rimbaud en 1999, Claude Jeancolas précise avant de publier des extraits de la lettre qu’il s’agit d’ "une de ses plus belles lettres, sereine, poétique presque, comme si ce voyage là devait le libérer de toute angoisse, de toute incertitude, de tout mal de vivre. Peut être avait il pris la décision d'un départ définitif et cela l'avait il soulagé".

Jean-Jacques Lefrère, dans son Rimbaud en 2001, passe du chaud au froid et se montre en fait très prudent quand il écrit : "La plupart des biographes ne savent s’ils doivent accorder une plus grande admiration au style entraînant et imagé de l’épistolier – qui aurait composé sa dernière illumination ! – ou à son exploit du passage du col dans une atroce tempête de neige. Pourtant à la lire d’un peu près, cette lettre extraordinaire n’a rien de véritablement poétique (elle n’en est pas moins magnifique pour autant)". On aurait aimé qu’il s’engage davantage dans ses commentaires même s’il utilise en fin un peu plus loin un qualificatif mélioratif puisqu’il consent à ajouter : "Extraordinaire, cette lettre l’est surtout sur un point : l’abondance des précisions données. Par la suite Rimbaud ne gratifiera plus les siens d’autant d’informations sur les régions qu’il lui arrivera de parcourir".

Quand Pierre Chavot et François de Villandry écrivent imprudemment la même année : "En octobre 1878, [Rimbaud] vogue enfin vers l'absolu", juste avant de le qualifier de "grand marcheur" franchissant le Gothard, il n’écrivent pas seulement une phrase ridicule. Ils s’illusionnent surtout et abusent leurs lecteurs puisque cette pseudo marche "vers l’absolu" n’est encore et une fois de plus, qu’un faux départ et une fuite seulement provisoire, hors du cocon familial de Roche.

Pour Gilles Coustaury, en 2002, dans Aphinar, "L’intérêt de la correspondance de celui qui trafique dans l’inconnu est de suivre les étapes d’une dissolution. Dès son départ pour Gênes, en novembre 78, le ton est donné. Plus de boue rouge ou noire, plus d’hallucinations, Rimbaud traversant le Gothard, s’enfonce dans le blanc, sans extase". Il ajoute, en conclusion, que "cette lettre de novembre 78 est la dernière à afficher des tournures littéraires".

En 2004, Claude Jeancolas, en se livrant à une biographie de Vitalie Rimbaud, ne pouvait que revenir sur La Lettre de Gênes pour approfondir ses commentaires : Comment ne pas insister sur cette correspondance "longue, incroyablement longue, à ses chers amis : il prend le temps de raconter, lui qui ne fit jamais bavard. Il veut vraiment faire partager la traversée du Gothard, beautés, émotion, aventures, avec sa sœur, sa mère, et c’est nouveau, cette complicité, cette générosité-là. Il faut la lire et la relire, comme Vitalie l’a lue et relue plusieurs fois, avec tendresse, car cette lettre, dans l’extrême pudeur d’Arthur Rimbaud, est un chant d’amour. Sa valeur vraie n’est pas dans la forme, bien qu’elle soit littérairement irréprochable, ni dans le contenu, la destinataire connaît la montagne sous la neige, elle est dans la complicité, la fraternité de l’auteur".

Cette année, Yanny Hureaux, développant en 221 pages dans Un Ardennais nommé Rimbaud son ouvrage de 191 pages : Les Ardennes de Rimbaud, paru en 1991, évoque cette fois La Lettre de Gênes : "un long récit et extraordinaire récit de son franchissement à pied du Saint-Gothard en plein blizzard ! "

Tandis que Marielle Macé dans la version 2004 des Petits classiques Larousse note sommairement pour 1878 : "Voyage à pied vers l’Italie". Toujours en 2004, dans l’album Rimbaud ailleurs Jean-Jacques Lefrère et Pierre Leroy ne portent aucune appréciation littéraire sur la lettre mais ils ont raison de préciser que Rimbaud "s’est sans doute fourvoyé en prenant pour des cantiques sacrés ce que devaient être les chansons nuitamment entonnées par les Italiens hébergés" puisque le voyageur précise lui-même que l’hospice est un "établissement civil". Les deux auteurs se fourvoient eux aussi en faisant partir Rimbaud du "Wurtemberg" (en fait, c’était le cas en 1875), au lieu de citer le hameau de Roche comme point de départ.

On le voit, seuls quatre ouvrages (puisqu’il faut ajouter le Journal apocryphe de Rimbaud par Loïc Depecker) sur une quinzaine publiés en 2004, font allusion à La Lettre de Gênes : il reste beaucoup à faire pour accorder à ce texte l’intérêt qu’il mérite.

 

Raymond Perrin.