Rimbaud traverse les Vosges et le Gothard à pied, avant
un ultime éclat poétique :
une lecture de la Lettre de Gênes du 17 novembre 1878,
par Raymond Perrin.
Une correspondance souvent mal connue
Pourquoi l'édition de la lettre est-elle si rare ?
Tribulations, connues et inconnues, du texte et du manuscrit
Des témoins rares, discrets, éloignés ou ironiques
En 1878, incertitudes et "trous noirs" biographiques
Un jeune homme vulnérable et valétudinaire
Un destinataire écarté, le frère, Frédéric
Le chant du cygne d'un poète malgré lui
Les Vosges traversées dans la tourmente
S'il est un document longtemps mal connu dans son intégralité et souvent négligé par la critique rimbaldienne, malgré la multiplicité de ses gloses, c'est bien la remarquable Lettre de Gênes, écrite le 17 novembre 1878, adressée par le poète aux membres de sa famille, nommés "chers amis", résidant désormais dans le petit hameau ardennais de Roche, près d'Attigny, dans les Ardennes. Cette correspondance de quatre pages, à l'écriture serrée, raconte un voyage de 28 à 29 jours, le plus souvent à pied, des Ardennes à l'Italie, en passant par le Col de Bussang et le Saint-Gothard, tous deux enneigés. Surtout, elle recèle, semble-t-il, les dernières lignes poétiques de Rimbaud.
Pendant neuf décennies, des éditions de qualité, comme celle de Suzanne Bernard en 1960, revue par André Guyaux dès 1981, celle de Louis Forestier, de 1973 à 2004, chez Gallimard, toutes les correspondances éditées à part (sauf celle, en 1899, des Lettres dites abusivement "africaines" de Paterne Berrichon, un titre trompeur puisqu’on ne se doute guère que le recueil contient des lettres "européennes" ! ), toutes les éditions de poche et tous les fascicules ou manuels adressés aux étudiants ignorent superbement et très longtemps ce texte, jusqu'à la très bonne édition de Jean-Luc Steinmetz, en trois volumes, en 1989, chez G.F-Flammarion qui intègre la Lettre, mais dans le 3e volume intitulé Illuminations. C’est la première édition « de poche » qui publie le document.
Jusqu'en 1972, sauf pour ceux qui ont pu dénicher l’édition de la correspondance non littéraire par Paterne Berrichon en 1899, on ne pouvait trouver le texte intégral que dans les OEuvres complètes de la "première Pléiade" (en 1946), et de la "seconde Pléiade" (1972), mais sans aucun appareil critique et avec une erreur de datation. (On sait que la 1ère édition de la lettre - amputée de son en-tête et de sa formule finale -, en 1897 était cachée dans la première biographie de Rimbaud de Houin et Bourguignon, publiée par épisodes, de 1896 à 1901, dans La Revue d'Ardenne et d'Argonne, biographie hélas interdite de publication en volume par Isabelle Rimbaud : le livre ne paraîtra qu’en 1991 !). Heureusement, depuis une vingtaine d’années, ce fâcheux oubli d’un document exceptionnel est réparé. Alors qu'on ne comptait que quatre éditions intégrales de la lettre durant 75 ans : de 1897 à 1972, La Lettre de Gênes a été publiée 12 fois de 1985 à 2004, dont quatre fois par Alain Borer et trois fois par Claude Jeancolas.
Pour la 1ère fois, en 1998 seulement, de larges extraits existent dans une édition scolaire, celle des Classiques Hachette due à Thierry Méranger.
Pourquoi cette lettre est-elle si rare ? Parce qu'elle n'intéresse ni les exégètes de l'œuvre poétique probablement achevée en 1875, ni les commentateurs du Rimbaud aventurier, surtout africain, qui attendent la coupure franche et définitive de 1880 pour parler du "double Rimbaud" et du trafiquant.
Seuls des biographes attentifs en ont commenté des extraits. Heureusement, depuis les années 80, des rimbaldiens comme Gérard Macé, Alain de Mijolla, et surtout Alain Borer ont mis en valeur cette lettre. Après eux, dès 1991, il y eut surtout Claude Jeancolas. Tous ont su extirper ce texte du fatras de thèses et de commentaires qui recouvraient toute l'œuvre de Rimbaud, pour en permettre enfin une lecture plus équitable. La même année que Michel Butor, en 1989, Gilles Marcotte commente longuement la Lettre, mais on lui reproche parfois de l’"instrumentaliser" pour sa thèse sur la "prose poétique" de Rimbaud.
Perdu au cœur d'une période transitoire, si mal connue qu’elle s’ouvre à toutes les légendes, pour celui qui est devenu le voyageur "toqué", (comme le nomme son ami Delahaye vers 1876), transformé à ce point en "l'homme aux semelles de vent" qu'on perd alors souvent sa trace, ce long écrit, comme la Lettre volée d'Edgar Poe, est un texte trop évident pour qu'on le lise vraiment.
On n'en finirait pas de relever, dans les trop rares mentions de cet écrit, les lapsus révélateurs d’un intérêt aussi médiocre qu’injuste pour cette correspondance. Cela se traduit par des erreurs de dates, les confusions de lieux, les moyens de transport oubliés (car tout le voyage ne se fait pas à pied comme on a trop tendance à le croire). […] C’est Antoine Adam qui, dans la "seconde Pléiade", dit que Rimbaud prend le train "à Milan" alors que le poète écrit sans ambiguïté : "A Lugano (…), on prend le train". C’est Étiemble, pourtant si prompt à relever les erreurs des autres qui, dès 1957, dans les Pages choisies des classiques Larousse annonce pour 1878 : "Voyage à pied de Charleville à Gênes", oubliant l’utilisation du train, de la diligence, du bateau à vapeur avant la reprise du train en Italie. Michel Contat prétend encore que le poète "franchit le Gothard le jour même de la mort de son père" alors que celle-ci, plus tardive, date de l’époque de la rédaction de la lettre, probablement plusieurs jours plus tard. Le peu fiable ABCdaire de P. Chavot et F. de Vilandry, en 2001, permet hélas ! de lire, page 24, : "En octobre 1878, [Rimbaud] vogue vers l’absolu. Grand marcheur, il franchit le Saint-Gothard, gagne Milan puis Gênes par le train" (sic).
Même en 2004, à la suite d’un "télescopage" entre les deux passages du Gothard, l’un en 1875, le second en 1878, les auteurs de Rimbaud ailleurs font partir Rimbaud du Wurtemberg allemand au lieu de situer son départ dans les Ardennes.
Toujours en 2004, Valérie Laurent, dans la chronologie de son Arthur Rimbaud de la collection L’âme des poètes, indique dans un raccourci fautif que le poète parti le "20 octobre, traverse les Vosges, marche jusqu’à Milan".
On ne peut pas dire que le journal apocryphe d’Isabelle Rimbaud, imaginé par Philippe Besson pour son "roman" compassionnel : Les Jours fragiles, rende service aux rimbaldiens sérieux. Parce que l’auteur a du talent, un style limpide et n’évite guère la complaisance au public actuel grâce à certaines pages salaces, la critique sera indulgente et laudative. Pourtant, le livre qui privilégie la légende aux dépens de l’Histoire, se moque d’inexactitudes ou d’invraisemblances souvent méconnues des lecteurs professionnels peu regardants, pressés et empressés quand un auteur devient à la mode et intéresse le cinéma. C’est évident, Isabelle Rimbaud ignorait tout des oeuvres de son frère. Même l’hypocrite Paul Claudel le reconnaît (mais seulement après avoir exploité au maximum les fables d’Isabelle, répercutées par son mari, le "beau-frère posthume" Paterne Berrichon).
A la date du 27 mai 1891, Philippe Besson note que le frère aurait raconté à Isabelle "sa marche vers l’Italie", ajoutant qu’il était âgé de vingt-trois ans quand s’est effectuée cette "traversée du Gothard (…) fort pénible, épuisante". En fait, Rimbaud a 21 ans quand il effectue cette première traversée en 1875, après être parti de Stuttgart.
Il en aura exactement 24 lors du second départ, depuis Roche, en 1878. Or, puisqu’il évoque le séjour à Milan, le voyageur étant "recueilli par une femme qui venait de perdre son mari", il semble bien que Philippe Besson a choisi le voyage d’avril 1875, effectué au printemps. Pourtant, note pertinemment Jean-Jacques Lefrère (p. 706), à cette date, "l’ascension n’était pas trop pénible, car c’était la belle saison". Pourquoi le romancier, abusant souvent des droits de la fiction, tombe-t-il dans le mélodrame en écrivant : "Il a refusé de s’arrêter, même lorsque ses jambes se sont dérobées sous ses pas, même lorsque ses genoux lui ont manqué…" ? En fait, ces notations conviendraient pour le deuxième voyage de 1878 ! Il y a plus grave. Historiquement, on a la preuve qu’Isabelle Rimbaud ignore tout de la première traversée du Gothard en 1875. Cette fieffée menteuse raconte une curieuse fable au journal Le Petit Ardennais, le 15 décembre 1891, en écrivant que "sa mère fit aller [Arthur] à Milan pour étudier la langue italienne, et lui tint compagnie quelque temps dans cette ville" ! Plus gravement elle écrit à Louis Pierquin le 17 décembre 1892 qu’elle a retrouvé la lettre du 17 novembre 1878, contant le "fameux passage du Gothard" mais elle ignore toujours la première traversée en 1875.
Grâce à l’édition de la Pléiade (p. 736, en 1972), on sait qu’elle écrit : "Vous verrez que M. Darzens n’était guère bien renseigné puisqu’il met ce passage en 1875, tandis qu’il ne s’est effectué qu’en 1878, et en toutes autres circonstances que celles qu’il a inventées" !
C’est bien Darzens qui avait raison. Dommage que Philippe Besson fasse dire à Isabelle : "Je me remémore tout cela, qu’il m’a raconté il y a quatorze ans (sic), avec une précision qui m’effraie moi-même. Je croyais avoir tout oublié et tout me revient." ! Comme Philippe Besson, pourquoi tant d’auteurs, même sans s’adonner à la fructueuse "rimbaldo-fiction", se permettent-ils tant d’interprétations fantaisistes nées de la lecture négligée de La lettre de Gênes, un document finalement déprécié ? Peut-être, parce qu'il appartient déjà à ce que Claude-Edmonde Magny appelait cruellement en 1949 la "vie posthume" de Rimbaud, (au grand dam de Luc Decaunes, indigné en 1954, et à juste titre, que l’on puisse considérer "nulle et non-avenue, la portion la plus importante de l’existence d’un homme, son "âge de raison" ".) […]
Pourquoi l'édition de la lettre est-elle si rare ?
Il faut s’interroger sur les "bonnes" et les "mauvaises" raisons d’une telle rareté. Bien que l'œuvre de Rimbaud ne soit pas abondante, les éditeurs de ses textes préfèrent évidemment privilégier ceux qui semblent faire l'unanimité sur leur importance. Le plus souvent la priorité est tout naturellement accordée à l’incontournable trilogie : Poésies - Une saison en enfer - Illuminations […]
Reste la correspondance (si l'on met à part les comptes-rendus et rapports de voyage), que l'on peut classer en 4 parties :
1) Les lettres de la vie littéraire (1870-1875), éditées à part par Jean-Marie Carré en 1931 (deux ans après que Roger-Gilbert Lecomte publie une Correspondance inédite, à tirage limité, incluse entre les mêmes dates : 1870-1875).
2) Les lettres du voyageur « européen » et de « l'homme aux semelles de vent » (1875-1878), la correspondance la plus ignorée dans son maigre ensemble.
3) Les Lettres d'Orient et d'Afrique : Chypre, Aden, Harar, Tadjourah, Choa (1878-1891)
4) Les Lettres de Marseille (1891), lettres de la maladie et de l’agonie […].
La lettre de Gênes appartient au deuxième ensemble, peu édité et, du fait que beaucoup de lettres de cette période n'ont pas été gardées par la famille, cette correspondance est intercalée soit, entre le court message adressé en anglais au Consul américain à Brême le "14 may 1877", soit entre la lettre de Stuttgart du 17 mars 1875 ou la Lettre à Delahaye du 14 octobre 1875 et, à l’autre bout de l’intervalle, la lettre d'Alexandrie envoyée "aux siens", début décembre 1878, juste avant le départ pour l’île de Chypre.
En fait, une lettre fait le plus écran entre la vie littéraire, dont l'acte de décès est généralement et raisonnablement dressé en 1875, et les fuites du "voyageur toqué" et du Rimbaud africain.
C'est la lettre envoyée de Charleville à Delahaye, datée du 14 octobre 1875, qui signerait un "adieu à la poésie", caricaturée par le prétendu "poème" Rêve qu’elle contient. La caution d'André Breton, plaçant (abusivement) ce texte parmi les "cimes" poétiques de Rimbaud, l’annexant à des fins idéologiques pour le mouvement surréaliste, au point de le considérer dans son Anthologie de l’humour noir comme son "testament poétique et spirituel", a été pour une large part dans l'occultation de la Lettre de Gênes. On ne peut qu’approuver le refus de Steve Murphy d’intégrer ce "texte", en 1999, dans sa remarquable édition Œuvres complètes, I Poésies, parue chez Champion (il lui avait pourtant consacré l’étude intitulée La faim des haricots en 1989 !).
Il faut noter que les lettres de ce deuxième ensemble (1875-1878), souvent perdues (surtout celles de 1875), toujours trop rares, n'ont jamais donné lieu à la publication d'un recueil particulier. A cet égard, la consultation de l’OEuvre-vie est éloquente. Rien n’est plus frustrant que de constater pages 460-461 la disparition de lettres et de documents adressés à Vitalie le 13 avril 1875, à Ernest Millot, à Verlaine et Delahaye (lettres adressées depuis Stuttgart, de février à avril, Milan ou Marseille, envoyées d’avril à juin).
(Et Claude Jeancolas, en 1997, a d’autant plus le mérite de regrouper les manuscrits des Lettres d’Europe 1870-1879, qu’il est le seul à clarifier ainsi la situation ! ).
La Lettre de Gênes dérange ceux qui veulent que le poète soit bel et bien mort en 1874-1875 et lui refusent toute velléité poétique, voire tout épanchement contre son gré. Paradoxalement, on préfère insister sur le prétendu "silence" d’un "défroqué" de la poésie (- un silence jugé "assourdissant" par certains et très tôt commenté -), plutôt que sur ce qu'il a écrit dans sa correspondance, envisagée dans son intégralité.
Puisque Rimbaud, selon le mot de Mallarmé, s'est "opéré vivant" de la poésie, il n'y aurait plus à revenir sur le sujet. De plus, alors que de nombreuses personnes souhaiteraient que cette correspondance signe la coupure définitive entre l’homme de la vieille Europe et ce que Jean-Luc Steinmetz appelle "l’autre versant de sa vie", cette lettre est, en fait, un essai voué à l’échec et un faux départ vers l'Orient puisque Rimbaud, malade à Chypre, se retrouve à Roche en juin 1879. Les partisans des "deux Rimbaud", apparemment inconciliables, le poète et l'aventurier avide de richesse, semblent souhaiter une coupure franche et nette entre l'amoureux de la "liberté libre" (une liberté d’ailleurs toute relative pour celui que d’aucuns appellent encore abusivement "l’indépendant à outrance") et l'Africain geignard qui entasse son or dans sa ceinture et n'exprime plus que sa soumission entière à sa mère.
On peut aussi classer dans le camp de ceux qui veulent ignorer la lettre du 17 novembre 1878, des lecteurs redoutés par Tzvetan Todorov.
Ceux qui s’adonnent à ce qu’il appelle la "critique évhémériste" (celle d'Evhémère lisant Homère à la seule lueur d'indices tirés du monde réel).
Or, si cette sorte de lecture un peu terre à terre n'est guère pertinente pour le texte généralement si peu référentiel des Illuminations, en revanche, elle a sa part dans l'interprétation de la Lettre de Gênes. Plusieurs biographes ont parfois préféré faire l'impasse sur une période peu connue de la vie de Rimbaud, tant ses rares manifestations étaient hypothétiques, ses principaux "évangélistes" de la "vie littéraire" ne pouvant plus ou ne voulant plus le suivre à la trace.
L’enjeu lié à la caractérisation de cette Lettre n’est pas mince. Si on reconnaît des qualités poétiques dans certains passages d’un texte daté de 1878, on peut aussitôt craindre leur exploitation pour ceux qui veulent faire croire, contre toute vraisemblance à l’existence de préoccupations poétiques ou littéraires quelconques au-delà de 1875. Précisons nettement que tel n’est pas notre propos. Si une certaine émergence poétique affleure parfois, elle résulte selon nous d’une sorte d’irrépressible besoin "accidentel" et comme indépendant de la volonté "prosaïque" et distanciée de son auteur.
Tribulations connues et inconnues du texte et du manuscrit
D’abord, il faut reconnaître que l’existence de cette Lettre est une chance exceptionnelle, un jalon capital dans une période mal connue de « l’existence terrestre » de Rimbaud. C’est le seul document épistolaire entre la Lettre à Delahaye du 14 octobre 1875 (publiée dans la NRF en juillet 1914) et les Lettres dites « africaines » débutant avec la Lettre d’Alexandrie du 19 décembre 1878.
La première chance de cette lettre est d’avoir d’abord été précieusement conservée par les proches de Rimbaud, alors que pendant trois longues années, aucune missive du voyageur tous azimuts n’est restée dans les archives familiales.
Nous avons le témoignage d’Isabelle Rimbaud (mais il faudra revenir sur ses activités de "tripatouilleuse"), publié à la fois dans la "première Pléiade" (1946) et la "seconde Pléiade" (1972). Elle écrit alors à Louis Pierquin et à Paterne Berrichon. C’est grâce à la missive du 17 décembre 1892 adressée au premier (qui s’apprête à publier des articles prudents et censurés par Isabelle dans Le Courrier des Ardennes en 1893), que l’on connaît la "découverte" de la lettre du "pauvre Arthur (sic), relative au fameux passage du Gothard".
Voici ce que la sœur de Rimbaud écrit depuis le hameau de Roche le 17 décembre 1892, à l’ancien camarade du poète (qui a d’ailleurs souvent informé sa correspondante sur l’œuvre de son frère, souvent ignorée d’elle) : "(…) je vous envoie une lettre du pauvre Arthur, relative au fameux passage du Gothard; je l’ai trouvée l'autre jour, en furetant. Je suis sûre que vous la lirez avec intérêt. Vous me la renverrez plus tard, quand vous aurez l'occasion de nous écrire".
Quatre ans plus tard, Isabelle Rimbaud écrit à Paterne Berrichon, le 21 septembre 1896 (page 630, "1ère Pléiade" et page 766 ("2e Pléiade") : "On me demande la lettre relative au passage du Gothard, que je vous ai envoyée un jour, mais je ne la donnerai que si vous-même ne lui faites place dans votre livre". Ce "on" semble bien désigner Houin et Bourguignon qui préparent la première biographie de Rimbaud.
D’ailleurs, Isabelle écrit encore à Paterne Berrichon (son futur mari), le 17 octobre 1896 :
"(…) je ne peux vous autoriser à citer des parties de mon travail, puisque la Revue d'Ardenne a la priorité; ce serait malhonnête de ma part de reprendre à celle-ci pour donner ailleurs. De même, la dite revue n'aura pas la lettre Saint Gothard, du moment que vous l'utilisez. D'ailleurs puisque vous voyez M. Bourguignon, il sera facile de vous entendre."
En fait, cette lettre qui laisse croire que Berrichon aura la primeur de la Lettre de Gênes a pu être à l’origine d’une erreur que l’on trouve encore trop souvent quant à sa première publication. En réalité, ce n’est pas le futur mari d’Isabelle Rimbaud, bien qu’il ait manifesté le désir effectif de la publier le premier, mais bel et bien Jean Bourguignon et Charles Houin qui sont les premiers éditeurs de la Lettre.
Elle fut publiée par épisodes au cœur de leur "première enquête" sur Rimbaud, destinée à dissiper « ragots, calomnies et légendes », dans la Revue d’Ardenne et d’Argonne, une revue non littéraire et à la diffusion, hélas, très limitée.
Il faut dire que les biographes sont accueillis plus que courtoisement par Madame Rimbaud, flattée de recevoir la visite d’un agrégé de l’université !, le 31 décembre 1896, comme le raconte fort bien Michel Drouin. Jean Bourguignon reviendra les jours suivants, dit-on, afin de prendre note des lettres et Isabelle lui enverra même la fin de la correspondance.
On peut toutefois douter, quoi qu’en dise encore Michel Drouin, éditeur en 1991 du livre réunissant enfin les articles de la Revue d’Ardenne et d’Argonne, quand il décrit un Jean Bourguignon venu à Charleville "pour copier des lettres" de Rimbaud début 1897 (dont la Lettre de Gênes !).
Jean-Jacques Lefrère, sans doute abusé par l’analyse réputée crédible de Michel Drouin, assure encore dans sa biographie de Rimbaud, que les premiers biographes de Rimbaud ont "recopié" la dite Lettre du 17/11/78. Or, on y trouve des modifications que leur rigueur et leur "probité scientifique" n’auraient pas autorisées. Il faut plutôt envisager l’envoi d’une copie – déjà outrageusement retouchée - par la "tripatouilleuse" Isabelle, coutumière d’une pratique qu’elle partage avec son berrichonnesque époux, pratique découverte par André Suarès pour le trucage des Lettres publiées en 1899 et dénoncée seulement en 1928 par le biographe Marcel Coulon.
On ne peut expliquer autrement pourquoi la Lettre publiée la première fois n’est pas exactement conforme au manuscrit connu bien plus tard. Même si le texte publié présente quelques différences minimes par rapport au manuscrit (ou ce qu’on peut en savoir), Houin et Bourguignon ont empêché, grâce à sa publication, le futur éditeur des lettres, Berrichon, de modifier davantage ce document comme il a pris la mauvaise habitude de le faire avec certaines lettres "africaines". Quand Berrichon publiera en 1899 les Lettres de Jean-Arthur Rimbaud, il se gardera bien de signaler cette prépublication. Il n’aura pas non plus le culot de dire que la lettre est inédite.
Que devient le manuscrit de la Lettre entre le début du XXe siècle et 1935 ? Mystère. Ce que l’on sait, c’est que, madame Rimbaud étant morte en 1907, il a probablement été conservé par le couple Isabelle Rimbaud-Pierre Dufour, alias Paterne Berrichon. On sait que la ferme de Roche a été détruite à la fin de la première guerre mondiale, le 12 octobre 1918.
Mais le précieux manuscrit de La Lettre de Gênes avait déjà été acquis par Louis Barthou puisqu’on le trouve dans le catalogue du libraire Auguste Blaizot lors de la deuxième "vente Barthou" en novembre 1935 (4-6 XI 1935, § 853) . il figure aussi, selon Steve Murphy et Jean-Jacques Lefrère, dans un catalogue de Pierre Berès [référence n° 12, § 102].
Il faut attendre 1954, et le Catalogue Arthur Rimbaud, Bibliothèque nationale, de l’exposition du centenaire établi par Suzanne Briet, pour s’apercevoir que la lettre fait désormais partie de la collection Henri Matarasso, comme le signale la pièce 420, page 54. C’est ce qui a permis à Pierre Petitfils et Henri Matarasso de publier de larges extraits de la Lettre (prétendument) "revue sur le manuscrit", dans leur Vie de Rimbaud, huit ans plus tard, en 1962.
On sait qu’Henri Matarasso a fait don de nombreuses pièces de sa collection au Musée-Bibliothèque Rimbaud et l’on a longtemps cru, ce qui entre dans le cadre des possibilités, que le manuscrit de La Lettre de Gênes avait fait partie de ce don.
Ou bien, il n’en est rien, ou bien, le précieux document a été soit égaré à Charleville même, soit acquis par un collectionneur particulier, soit dérobé sans que ce vol ait été remarqué ou signalé. Ce qui est certain, c’est que le Musée ne possède aujourd’hui qu’une reproduction photographique du premier feuillet, reproduction présente dans l’Album Rimbaud de Matarasso et Petitfils en 1967. A une date impossible à préciser, on a perdu la trace du manuscrit et les recherches de rimbaldiens aussi patients qu’acharnés, comme Steve Murphy, Jean-Jacques Lefrère et Claude Jeancolas, sont demeurées vaines.
Des témoins plus rares, plus ironiques, plus éloignés
Quelles personnes sont encore à même de suivre Rimbaud et de laisser des témoignages sur les années 1877-1878 ?
Il faut d'abord rappeler la disparition de témoins oculaires non négligeables, disparition souvent occultée par le fait que ces témoins, prenant tardivement conscience que Rimbaud était un poète plus important qu'ils ne l'avaient supposé au départ, ou mis en cause dans certains écrits biographiques polémiques, se sont mis à écrire et publier leurs témoignages, parfois fort tardivement.
Le professeur Izambard, mis en congé en octobre 1872, avait quitté Charleville pour Cherbourg puis Argentan à la rentrée de 1871. Il a cessé toute relation épistolaire avec Rimbaud vers 1871-72, au plus tard vers les années 1873-1874 (et l’élève ingrat n’enverra pas d’exemplaire de Une saison en enfer à son ancien professeur). Il reviendra à Rimbaud, uniquement semble-t-il, pour se défendre des attaques dont il est la cible en tant qu’ancien professeur du poète, en particulier de la part de l’inénarrable et insupportable Berrichon, abusif "beau-frère posthume" qui ne supporte pas que quelqu’un d’autre que lui écrive sur le poète. […] Parmi les autres témoins disparus ou "muets", notons le poète Paul Demeny, destinataire de la lettre dite du Voyant, et Charles Bretagne, anarchiste anticlérical, artiste vaguement mystique qui permit à Rimbaud de connaître Verlaine, parti dans le Nord où il décèdera en 1881.
D’autres témoins privilégiés habituels de la vie de Rimbaud ont pris certaines distances, volontaires ou involontaires, selon les contraintes de leur vie personnelle ou en voulant se protéger de soupçons, eu égard à la mauvaise réputation de Rimbaud, amplifiée par "l’affaire de Bruxelles". Il faut donc tenir compte de leur crainte de se voir associés à un scandale. C’est le cas, par exemple, de Forain toujours prêt à accueillir Rimbaud (mais faisant disparaître sa correspondance avec lui), et plus encore de Raoul Ponchon, ce dernier allant jusqu’à nier qu’il a été un des rares destinataires des quelques exemplaires de Une saison en enfer détenus et envoyés par Rimbaud, l’essentiel de l’impression, sans doute impayé, restant dans le grenier de l’éditeur belge (ce qui rend absurde le commentaire encore fréquent sur l’insuccès du livre, imprimé mais jamais diffusé, du moins avant sa réédition de 1886, grâce au patient Verlaine).
S’il faut noter que quelques anciens amis, comme Forain, Cabaner et Henri Mercier acceptent leur ancien compagnon parmi eux, à Paris, au cours de l’été 1875, ces mêmes amis seront plus que discrets quand on voudra les interroger. Rimbaud, de son côté, déjà mis à l’écart par tous ceux qui lui reprochent d’avoir conduit Verlaine en prison, joue souvent et plus que jamais au "taiseux" des Ardennes. Il se montre encore moins disposé à communiquer qu'à l'habitude et laisse la légende prendre le pas sur son existence véritable.
Ses amis de Charleville sont les plus fidèles. Par exemple, Ernest Millot qui vient de terminer son service militaire en 1878 ou Louis Pierquin nommé commis aux douanes de Charleville en mars 1878. Verlaine, viscéralement attaché à son ancien compagnon malgré sa conversion et son séjour en prison, après une supposée dernière "raclée" en Allemagne sur le bord du Neckar, en 1875 (seulement contée par Delahaye dans son Verlaine en 1917), ne rencontra plus Rimbaud, semble-t-il (encore que des "rencontres", sans doute légendaires, sont imaginées par les Ardennais qui ont parfois confondu Arthur et Frédéric), mais il n'est pas exclu qu'il l'ait observé à la dérobée dans la campagne de Roche comme l'atteste la réflexion dans Les Hommes d'aujourd'hui en 1888 : "Vu décharger des charrettes de moisson dans une ferme à sa mère, entre Attigny et Vouziers, et arpenter ses routes maigres de ses jambes sans rivales". D'ailleurs, il ne cessera jamais de quémander des nouvelles, en particulier auprès d'Ernest Delahaye, comme le note J.-J. Lefrère : "Rimbaud est presque constamment dénigré et moqué dans la correspondance". La rareté des informations fiables va être à l'origine d'une espèce de "geste" rimbaldienne doublement alimentée par une sorte de bande dessinée épisodique. Réalisée par le talentueux Delahaye, cette geste dessinée figure sur des lettres dont seuls les dessins ont souvent été seuls conservés par Verlaine, qui de son côté réagit en écrivant des Vieux Coppées sarcastiques. A l'insu de Rimbaud, s'élabore la chronique du "voyageur toqué", affublé de sobriquets ironiques et une sorte de construction mythique et caricaturale, pas toujours tendre pour son objet ! On note une différence d’"appréciation" chez Delahaye (parfois distant et moqueur, en général, si peu conscient du « génie » de son ami d’enfance qu’il lui prédit l’asile), quand il est le témoin contemporain d’un Rimbaud qu’il caricature par le dessin et l’écriture et le Delahaye, embourgeoisé et vieilli, soudainement convaincu du génie poétique de son ami..., découvert dans les livres des autres !
On lui découvrira alors une mémoire d’autant plus fertile et "rajeunie" qu’elle puise allègrement dans les témoignages publiés avant le sien, par exemple quand il tire parti d’un Rimbaud posthume pour faire croire, en toute mauvaise foi, au caractère "catholique" de sa poésie, poésie à laquelle il ne comprend, en fait, pas grand chose (comme le montre son analyse naïve dans l’ouvrage : Les Illuminations et Une saison en enfer de Rimbaud). […]
Pour revenir au désintérêt pour la fameuse lettre, il peut aussi venir d'un sentiment de déjà vu. Le lecteur bien informé sur la vie de Rimbaud remarque que bien des éléments du voyage ne semblent pas nouveaux. La traversée de la Suisse, le passage du Gothard, d'Altdorf à Milan, a déjà été effectué par Rimbaud depuis avril-mai 1875. Quant à la possibilité d’un trajet Ardennes-Suisse par les Vosges déjà entrepris, lors, par exemple, du voyage en Suisse au printemps 1878, c’est une hypothèse due à la seule Isabelle Rimbaud, connue pour ses accommodements avec la vérité.
En 1878 : incertitudes et "trous noirs" biographiques
Pour un minimum de clarté, le récapitulatif minimum l’année 1878 s’impose.
CHRONOLOGIE RIMBALDIENNE PROBABLE DE L’ANNE 1878
[En janvier 1878, à Londres, dans le The Gentleman's Magazine, volume CCXLII. parution du poème Les Effarés sous le titre Petits pauvres par Alfred Rimbaud (sic) : Rimbaud ne connaîtra jamais cette publication. Qui a envoyé le poème au journal : Verlaine, Camille Barrère? On l’ignore].
Printemps : Après un voyage vers Marseille, fin 1877, pour un départ manqué vers Alexandrie, Rimbaud, cloué par la fièvre, débarqué à l'escale de Civitavecchia est rentré convalescent à Charleville. Il veut repartir.
Au début de l’année, il serait arrivé en chemin de fer à Hambourg, grâce à l’aide financière de sa mère. Il désire s’engager dans une maison d’import-export en denrées coloniales afin de s’embarquer vers l’Orient. Il échoue.
Vitalie Rimbaud a quitté Charleville pour une propriété héritée des Cuif, dans la commune de Saint-Laurent, à deux kilomètres de Mézières.
A Saint Laurent, Rimbaud le "philomathe" s’intéresse aux sciences. Il est vu avec une algèbre, une géométrie, un manuel du mécanicien.
Rimbaud aurait été vu à Paris aux environs de Pâques, selon Delahaye.
Depuis avril 1878, Madame Rimbaud, avec Isabelle, s’installe définitivement dans la ferme de Roche, et remplace son dernier fermier, parti après l’échec de ses activités agricoles.
Fin juillet, Delahaye, après une année d’enseignement, ne sait rien : à Verlaine, qui vient de le remplacer comme professeur à Rethel, il écrit : "L'homme aux semelles de vent est décidément lavé. Rien de rien."
Rimbaud passe l'été à Roche. Il aide sa mère, Isabelle, et Frédéric, libéré de son engagement militaire, dans les travaux des champs et de la moisson.
"C'est au mois d'août 1878, a déclaré Louis Pierquin, que nous le vîmes pour la dernière fois". Il se souvenait de ses sarcasmes à propos de livres récemment achetés.
Isabelle (18 ans), dessine son grand frère, assis, jambes croisées, l'air sérieux.
20 octobre : Le jour de son 24ème anniversaire, Rimbaud qui redoute les grands froids part pour Gênes par les Vosges, la Suisse et le Saint Gothard, traversés le plus souvent à pied. Il prend le train à Lugano, passe à Milan et gagne Gênes.
17 novembre : Mort du capitaine Rimbaud à Dijon.
17 novembre : Rimbaud, arrivé dans le port de Gênes, rédige une longue lettre adressée à Roche pour ses « chers amis ».
18 novembre 1878 : Frédéric Rimbaud, décédé 3 petite place Saint Bernard, à l'âge de 64 ans, a été inhumé religieusement.
19 novembre : Embarquement de Gênes pour Alexandrie, arrivée vers le 30 novembre. Après un bref séjour en Égypte, il part pour Chypre.
16 décembre : Emploi à Chypre dans l'entreprise E. Jean & Thial fils pour diriger des ouvriers dans une carrière.
Un jeune homme vulnérable et valétudinaire
Depuis le coup de revolver tiré par Verlaine, Rimbaud, qui a frôlé "le dernier couac", a découvert sa vulnérabilité et son état de simple mortel. Si sa poésie lui avait déjà révélé certaines "infirmités" (qu’il faudra, plus loin, mettre clairement à jour), les incidents de sa vie bien réelle lui font prendre conscience d’une certaine fragilité physique et psychique. Le premier à avoir insisté sur cet état de fait, avec des intentions souvent négatives et sans grand sens de la mesure, c’est sans doute le médecin-psychiatre Jean Fretet en 1946. Il écrit dans L’Aliénation poétique (page 191) : "(…) le poète voyou des Illuminations est bien un malade".
"Sa santé était délabrée, écrivait déjà Jean-Marie Carré en 1926, et les premiers mois de l’année 1873 furent caractérisés par des malaises inquiétants : fièvre, langueur, visions, hallucinations, et surtout par une irritabilité morbide. Il grandissait encore et maigrissait à vue d'œil. Âpre rançon de ses derniers excès, alcool, haschisch, tabac surtout !". On imagine facilement l’état d’esprit de Rimbaud, effondré physiquement et moralement, après les coups de revolver de Verlaine et l’impression d’avoir été au plus près de "faire le dernier couac". On comprend que dans Une Saison en Enfer, il avoue sobrement : "Ma santé fut menacée". Mais ne s’illusionne-t-il pas un peu vite en se croyant guéri ? Rimbaud, retourné à Londres en mars 1874, affecté dans sa santé par les privations dues au manque d’argent et à une solitude insupportable après le départ de son nouveau compagnon, le poète Germain Nouveau, au mois de juin, c’est parce qu’il tombe à nouveau malade que sa mère et sa sœur Vitalie lui rendent visite espérant hâter "son complet rétablissement", comme l’écrit Vitalie à sa sœur aînée Isabelle le 7 juillet. Avait-il été hospitalisé avant d’appeler sa mère au secours ? On n’en sait rien. La sœur Vitalie révèle que plusieurs personnes ont conseillé au convalescent "d’aller à la campagne, au bord de la mer, pour se remettre complètement."
Faut-il comme le fait Fretet parler de "troubles mentaux" de "fièvre cérébrale" nécessitant une hospitalisation ? Or le "docteur" ajoute : "La crise aiguë ne dura que quelques semaines ; le poète convalescent put faire visiter Londres à sa famille".
Une lettre de Delahaye à Verlaine, de l’automne 1875, est inquiétante puisque celui qui se dit l’ami de Rimbaud lui prédit une "fin" dans "quelque asile d’aliénés", cette mort pitoyable étant due à l’abus d’alcool et de tabac. A ce moment-là, Delahaye qui se rapproche alors d’autant plus de Verlaine qu’il s’éloigne de Rimbaud croit que si "sa verve poétique est à plat", c’est probablement à cause de pratiques alcooliques excessives.
Ce qui est sûr, c’est que le corps de Rimbaud n’a pas fini de parler, de dire et de redire qu’il veut retourner à Charleville ou Roche, au bout de chaque errance ou vagabondage. Le phénomène est évident lorsque Rimbaud, en route vers Brindisi, et frappé d’insolation sur la route de Livourne à Sienne. Il est conduit et soigné à l'hôpital de Livourne, avant d’être rapatrié en bateau par le consulat français de cette ville. Avant de rentrer en Ardenne, le poète doit séjourner plusieurs semaines dans un hôpital de Marseille car il est mal guéri. Frétet en profite aussitôt pour rappeler que selon sa science médicale (plus révélatrice d’une certaine misère de la psychiatrie à l’époque que d’une analyse équitable et objective) ( !), "Une confusion délirante avec réaction méningée" est "l’expression clinique habituelle d'une insolation grave".
Bien entendu, la mort de sa sœur Vitalie le 18 décembre 1875, à la suite d’une synovite, a profondément affecté Arthur au point qu’il se plaint de maux de tête et se rase complètement le crâne, comme le montre le dessin fort réussi de Delahaye, intitulé "la tronche à Machin". Il n’est pas impossible que cette mort l’ait à la fois éloigné de l’idée probable du suicide et rapproché d’une vie "humble" enfin acceptée, loin des illusions démiurgiques de celui qui croyait "changer la vie".
L’autre expérience, tout aussi humiliante, c’est celle qui, liée à la marche (aux conséquences d’ailleurs désastreuses sur sa santé par ses excès), lui révèle que ses allées et venues ne sont plus libératrices d’énergie créatrice comme autrefois. Il faut rappeler que ces marches sont souvent rendues nécessaires tout simplement parce que Rimbaud, qui n’hésite pourtant pas à "taper" toutes ses relations pour obtenir quelque argent ou à monter sur la première carriole qu’il rencontre, manque de subside pour voyager par le train. Pire, cette activité de "dromomane" devient un va-et-vient entre le point de départ ardennais et un point d’arrivée temporaire et décevant.
On ne note aucun épisode maladif connu de 1876 à 1877 et s’il se serait retrouvé à l’hôpital à Vienne en 1876, c’est à la suite d’une lutte avec le cocher qui venait de le dévaliser. La santé de Rimbaud paraît meilleure, malgré des voyages éprouvants à travers l’Europe du Nord, un long voyage vers Java et des errances vers la Scandinavie, en particulier à Stockholm, mais l’incertitude demeure parce que la correspondance de l’époque a disparu.
Tout en tenant le plus grand compte de l’opinion de cet ami insistant sur la robustesse et la résistance d’un jeune homme ayant acquis "l’habitude de l’effort physique et un certain savoir-faire que nécessitent même les gros travaux" au point de pouvoir "aider à décharger ou charger une voiture, un chaland… ouvrages que l’homme robuste et résolu trouve un peu partout", on lit un autre témoignage révélateur du même Delahaye sur l’état physique de Rimbaud à la fin de l’automne 1877 lors d’une première tentative manquée pour gagner Alexandrie :
"Fièvre gastrique, inflammation et usement des parois de l’estomac causées par le frottement des côtes contre l’abdomen, suites des marches excessives, tel était textuellement le diagnostic du médecin" ! Rimbaud, débarqué à Civita-Vecchia, serait passé par Rome avant de rejoindre la sempiternelle case départ : celle de Roche ou de Charleville.
Louis Forestier, dans l’article "santé" de son Dictionnaire Rimbaud, s’il a raison de rappeler "la forte constitution paysanne" et "la carrure athlétique" d’un homme victime, après sa prime adolescence, de "l’alcool et de la nourriture anarchique ou insuffisante", se permet trop d’impasses avant d’évoquer une "bonne santé" encore affichée par Rimbaud à Brême en 1877 (encore l’affirmation d’une "Good healthy" correspond-elle à son souci de mettre toutes ses chances pour obtenir un engagement dans l’armée américaine !).
[…] Ce qui est troublant, c’est que les biographes tout autant que les chercheurs n’ont que trop tendance à oublier le corps et ses souffrances physiques du poète, souffrances parfois recherchées dans une sorte d’ascèse, ou subies sans en faire état, du moins avant le départ pour l’Orient. On en n’appréciera que mieux la rare et pertinente remarque de Raymond Clauzel en 1938, quand il constate : "L’errant réintègre le foyer, chaque fois qu'il se trouve malade ou désespéré. Il n’a qu'un seul lieu d'asile : sa famille". A l’instar de Boris Vian, dans une chanson humoristique, interprétée aussi par Reggiani, qui demande abruptement : "Arthur, où qu’tas mis le corps ?", on a envie, en inversant les rôles, de demander à chacun : "Camarade biographe ou critique, où qu’tas mis le corps d’Arthur ?". Il suffit de lire les chronologies biographiques les plus pointilleuses, par exemple celle de la "seconde Pléiade" d’Antoine Adam, pour constater que les divers séjours de Rimbaud dans des hôpitaux avant 1879, sont généralement tus, sauf, bien sûr celui de juillet 1873 (après le coup de revolver de Verlaine).
Un destinataire injustement écarté : le frère, Frédéric
Cette fameuse Lettre est-elle vraiment adressée et, dans ce cas, qui sont ses destinataires ?
Revoyons son en-tête :
"Gênes, le Samedi Dimanche 17 Novembre
78
Chers amis
J'arrive ce matin à Gênes, et reçois vos lettres."
"Chers amis", c’est ainsi que commence la lettre et cette expression, dénuée de référence familiale, sera désormais couramment utilisée par Rimbaud dans la correspondance qu’il adresse à ses correspondants familiaux.
Pourtant lorsqu’il écrit trois ans plus tôt de Stuttgart (Lettre du 17 mars 1875), Rimbaud utilise comme en-tête : "Mes chers parents", une expression d’autant plus surprenante qu’il s’adresse en fait à sa mère et à ses sœurs Vitalie et Isabelle, puisque le père a disparu depuis 1860, c’est-à-dire il y a 15 ans ! Ce jour-là, malgré l’en-tête collectif, il s’adresse parfois à sa mère par un "tu" sans ambiguïté et trouve le moyen de citer ses sœurs Vitalie et Isabelle et même d’évoquer pudiquement son frère par l’expression ironique : "Je salue l’armée" !
On le voit aucune expression ne serait pertinente ou exacte sauf lorsqu’il sait qu’il écrit à sa mère et à Isabelle, par exemple dans la Lettre d’Aden du 6 janvier 1883, adressée à "Ma chère maman, Ma chère sœur".
Qui sont les "chers amis" de cet homme qui déclare ainsi aux siens qu’il est sans famille ? Il est intéressant de voir qu’ils varient selon les biographes. Pour André Dhôtel, il ne peut s’agir que de sa mère et de sa soeur Isabelle. L’ambiguïté de l’expression "Chers amis" manifeste à la fois le désir d’être reconnaissant à l’égard de sa mère qui a financé son voyage et le refus de s’adresser à des destinataires précis, au point que la lettre ne paraît pas davantage "adressée" que l’œuvre poétique toute entière…
En même temps, l’expression "chers amis" a quelque chose de pathétique en ce sens qu’elle montre comme se resserre le champ étroit de ceux avec qui Rimbaud consent encore à communiquer.
Cette lettre qui n’est ni la relation rigoureusement personnelle d’un voyage, ni la complète description touristique objective d’un itinéraire, commence par l’indication de vagues correspondants, aussitôt oubliés, semble-t-il. Le scripteur s’oublie lui-même très vite et se fond dans un anonymat traduit par le "on", très pudique, comme si Rimbaud était un être sans passé ni avenir.
La plupart du temps, pour ne pas dire toujours, Frédéric, le frère aîné d’Arthur (il est né le 2 novembre 1853, un an avant lui), n’est pas considéré comme faisant partie de la liste des destinataires de La Lettre de Gênes.
Parce qu’il faisait figure de cancre, de gentil garçon plutôt docile avec son frère cadet, on le considère comme "l’idiot de la famille", juste bon à s’engager dans l’armée pour 5 ans en 1873. Delahaye qui l’a bien connu le décrit pourtant comme un "grand garçon très robuste, ayant les yeux bleus de la famille. Il était bon comme le bon pain. Ses camarades parfois le taquinaient, bien qu'il fût plus fort que n'importe lequel d'entre eux : je ne me souviens pas de l'avoir vu donner une pichenette". Il ajoute : "Ayant fait comme volontaire une partie de la campagne de France, il fut ensuite marchand de journaux, puis soldat pendant cinq années (exemptant Arthur), sortit du service avec le grade de sergent, fut employé dans une ferme, puis conducteur de voiture publique". Parce qu’il a exercé des métiers modestes : voiturier à l’hôtel de la gare d’Attigny, livreur de journaux ou conducteur d’autobus, il suscite généralement le dédain facile de biographes empressés de partager le mépris de sa mère
En ce qui concerne la Lettre de novembre 1878, notons que Suzanne Briet dans Rimbaud notre prochain (1956) exposait clairement l’identité des correspondants. Elle précise que la lettre de Stuttgart en 1875 s’adresse encore « à « ses chers parents » - formule qui changera bientôt - ". Elle précise un peu plus loin : "Il pense à son frère – "Je salue l'armée" car Frédéric fait son service militaire. Et il a un mot pour ses sœurs Vitalie et Isabelle."
La lettre de Gênes, dit-elle, est adressée "à sa famille, - que Rimbaud appellera dorénavant – "chers amis", avec une nuance qui n’est pas déplaisante." Si Rimbaud avait voulu s’adresser uniquement à sa mère et à sa sœur, il les aurait nommées, comme il le fera depuis l’Afrique. Or, Arthur a de bonnes raisons de ne pas oublier son frère aîné. D’abord et surtout, Frédéric, en s’engageant pour cinq ans dans l’armée en 1873, a exempté Arthur du service militaire. Pierre Brunel dans sa biographie intérieure du poète a raison d’écrire : "Arthur, dans la première lettre connue à ses "chers parents, adressée de Stuttgart le 17 mars 1875, "salue l'armée". Il le peut, car lui même ne sera pas incorporé durant le temps de service de son frère, qui à l'époque durait cinq ans. Delahaye nous l'apprend : "il fut soldat pendant cinq années (exemptant Arthur), sortit du service avec le grade de sergent ». Frédéric épargna donc à Arthur la chambrée, et d'être joint à Lefebvre dans une valse. La situation d'Arthur vis à vis de l'armée n'a jamais été tout à fait claire. Il s'en inquiètera souvent dans sa correspondance, et jusque sur son lit de souffrance, à l’hôpital de Marseille ("Quelle nouvelle horreur me racontez vous ? Quelle est encore cette histoire de service militaire ? ", lettre du 24 juin 1891)."
On peut s’étonner qu’un ouvrage récent : Un Ardennais nommé Rimbaud de Yanny Hureaux se permettre de calomnier l’aîné de la famille (vers 1883), en déclarant : "Déjà copains comme cochons, Frédéric Rimbaud et Paul Verlaine arrosent leur rencontre, se retrouvent dans d’autres auberges. (…) Frédéric traîne son frère Arthur dans la boue. Un pourri. (…) Paul Verlaine boit du petit lait (sic). Vraisemblable que ce soit Paul qui incite Frédéric à contre-attaquer en révélant le passé de son frère." Yanny Hureaux pousse jusqu’au bout son hypothèse absurde et gratuite en posant la question : "Frédéric s’est-il livré à un odieux chantage en proposant à son frère d’acheter son silence ?". Face à ce mauvais roman gratuit, on dispose du témoignage de Rodolphe Darzens à qui Frédéric confie à propos de son frère qui "avait été un grand ami" pour lui (avant de le vilipender dans certaines lettres d’Afrique) : "Je pense que mon frère se sera laissé influencé par ma mère, et que pour ce motif, il ne m’a jamais donné de ses nouvelles".
La Lettre de novembre 1878 est si troublante par bien des aspects que Michel Butor se demande s'il ne s'agit pas d'un texte perdu, « d'une bouteille à la mer destinée à quelque futur érudit ». Des dates surprenantes clôturent ce voyage. Rimbaud part le 20 octobre, jour de son 24ème anniversaire et il écrit sa lettre le jour même où son père meurt à Dijon, sans qu'il en sache rien (ou du moins, sans qu'il y a fasse la moindre allusion car il est possible qu'il n'ignorait pas son état critique). Qui dira jamais la puissance des non-dits dans cette étrange famille ?
Jamais plus, Rimbaud ne sera aussi chaleureux avec les siens même si les destinataires de cette correspondance sont à peine cités qu’ils sont aussitôt oubliés. Est-il bien "minutieux", "descriptif", "détaillé", ce document qui rassemble en quatre pages d’une écriture relativement serrée la relation d'un long voyage de près d'un mois ? Est-ce bien le même texte qu'ont lu ceux qui le décrivent tantôt comme un ramassis de "platitudes", de "fadaises d'une sécheresse prosaïque" (tel le psychiatre Jean Fretet en 1946), tantôt comme un écrit "aussi précieux qu'une Illumination" ? Ont-ils bien observé la même prose ceux qui y voient, comme Marcel Coulon en 1923, la marque "d'un esprit si positif, si matériel, si antipoétique" et ceux qui, au contraire, découvrent, avec Daniel A. de Graaf, "une lettre fort spirituelle d'où il ne résulte pas que le poète soit mort, au contraire." Qui a le mieux lu ? Celui qui relève, comme Pierre Petitfils en 1962, "une rare virtuosité de style" ou, tel Jacques Plessen en 1967, les qualités d’un "bon descripteur", doté "d’une certaine verve sarcastique" ou celui qui n'a vu que des lignes "dépouillées presque, selon Henry Miller, de toute valeur littéraire" ? Beaucoup n'ont pas le sens approprié des nuances de Maurice Blanchot qui tient à préciser que c'est seulement "à partir de Chypre" que "La correspondance paraît en général, aux amateurs de bonne littérature, mal écrite, décevante, indigne d'un si grand écrivain."
En 2001, Jean-Jacques Lefrère dans son monumental Rimbaud résume bien les impressions contradictoires et ambiguës suscitées par la lecture de la lettre quand il écrit : "La plupart des biographes ne savent s'ils doivent accorder une plus grande admiration au style entraînant et imagé de l'épistolier - qui aurait composé sa dernière illumination ! - ou à son exploit du passage du col dans une "atroce tempête de neige". Pourtant à la lire d'un peu près, cette lettre "extraordinaire" n'a rien de véritablement "poétique" (elle n'en est pas moins magnifique pour autant) et, comme Rimbaud l'atteste lui-même, l'exploit qu'elle raconte était accompli quotidiennement par de nombreux voyageurs.
Extraordinaire, cette lettre l'est surtout sur un point : l'abondance des précisions données. Par la suite Rimbaud ne gratifiera plus les siens d'autant d'informations sur les régions qu'il lui arrivera de parcourir. » On le voit, comme la plupart des "rimbadologues", Jean-Jacques Lefrère, reste toujours fort prudent.
Il refuse de se montrer sensible aux accents poétiques de certains passages, rejoignant en cela beaucoup de chercheurs et d’universitaires redoutant une dérive sur d’autres supposés épanchements poétiques entre 1975 et 1878 ou qui n’osent pas bousculer une orthodoxie rimbaldienne trop bien établie et imposée par quelques autorités redoutées, (et pourtant parfois contestables !).
Le chant du cygne d'un poète malgré lui
L'étonnant, c'est de s'apercevoir que ce Rimbaud qui n'a jamais pris la peine de décrire l'exotique et sans doute étonnante jungle de Java ou de Sumatra (- mais la famille n'a reçu ou gardé aucune lettre des années 1876-1877 -), le rocher brûlant d'Aden ou les montagnes herbeuses, étonnamment verdoyantes du Harar, s'attarde autant sur un paysage d'Europe. Lui qui hait déjà viscéralement "L'Europe aux anciens parapets", les exhalaisons malsaines des "marais occidentaux", le voilà qui décrit un trajet pourtant déjà accompli trois ans plus tôt, dans sa majeure partie dont l'ascension du Saint-Gothard à pied, depuis l'Allemagne, sans qu'on ait gardé la moindre ligne. Faudrait-il accorder un crédit à une prétendue lettre adressée à sa sœur Isabelle, perdue en Suisse, dans laquelle il aurait écrit : "J'ai dormi au cœur du Tessin dans une grange solitaire où ruminait une vache osseuse qui accepta de me céder un peu de paille" ?
Impossible alors de ne pas penser à deux strophes des Réparties de Nina, (l’ironie en moins), quand Rimbaud écrivait :
Ça sentira l’étable, pleine
De fumiers chauds,
Pleine d’un lent rhythme d’haleine,
Et de grands dos
Blanchissant sous quelque lumière :
Et, tout là-bas,
Une vache fientera, fière
A chaque pas…
Plus loin, il évoquerait encore la ville et le lac de Lugano "morceau de la Suisse (…) volé au sud". Seul Maurice Métral a vu cette lettre, non affranchie, et a rapporté cette "mauvaise nuit passée à l’hospice du Gothard", dans La Tribune de Genève en 1963.
Si l’on revient à la Lettre de novembre 1878, il faut noter que la plus grande surprise survient brutalement au cœur de la correspondance, au moment de la montée du Gothard. Rimbaud qui considère désormais ces poèmes comme des "rinçures", qui selon son ami Delahaye ne "pense plus à ça", jugeant bientôt l'exercice de sa poésie "absurde, ridicule, dégoûtant", après s'être, selon l'étonnante formule de Mallarmé "amputé vivant" de son art, le voilà qui laisse échapper de sa plume l'un des plus beaux poèmes en prose inspiré par "l'embêtement blanc".
(Le mot "embêtement" est évidemment une atténuation d'un mot plus fort, comportant d’ailleurs autant de fois la voyelle "e". Tout lecteur aura compris qu’il s’agit du mot "emmerdement", évité pour ne pas choquer sa mère, destinataire principale).
Il est aussi curieux de voir cet homme, si prompt comme à son habitude, à dénoncer l'inconfort des nuits dans la promiscuité, à ricaner lorsqu'il croit entendre les cantiques des "hôtes" (dans lesquels les biographes ont trop vite vu des "moines" puisqu’ils ne tiennent plus l'hospice du Gothard et Rimbaud le sait puisqu’il parle bien d’établissement "civil"), retrouver miraculeusement la poésie de l'aube. "Cet hiatus sensible nommé aube", commentait joliment Jean-Pierre Richard, à propos du poème homonyme, ou ce "moment premier", selon Georges Poulet, ces rares secondes où Sisyphe, enfin heureux, après avoir enfin poussé son rocher de l'autre côté de la montagne, - il s'agit ici du massif du Gothard -, entreprend cette dégringolade sans entrave vers le Tessin, c’est-à-dire vers le Sud et l’Orient.
Les Vosges traversées dans la tourmente
Il faut tenter de rendre compte de toute la richesse de cette lettre, même si elle est très inégale dans son style. Revenons en arrière pour ce qui concerne les Vosges : "Sur la ligne droite des Ardennes en Suisse, voulant rejoindre de Remiremont, la corresp[ondance] allemande à Wesserling, il m'a fallu passer les Vosges ; d'abord en diligence, puis à pied, aucune diligence ne pouvant circuler dans plus de cinquante centimètres de neige en moyenne et par une tourmente signalée..."
C'est ce qu'écrit Rimbaud avec une concision et une sobriété exemplaires. Un exemple suffira pour montrer l'importance de chaque mot. S'il parle de "la ligne droite des Ardennes en Suisse", c'est peut-être pour indiquer aux siens qu'il n'était pas question pour lui de faire un détour par Dijon afin de saluer éventuellement son père mourant, hypothèse reprise pourtant, et sans le moindre soupçon de preuve, par plusieurs biographes.
D'où Rimbaud part-il le 20 octobre, jour de son 24ème anniversaire ? Sans doute est-il contraint de faire un petit détour par le nord. Est-il parti de la petite gare la plus proche, celle de Voncq, à trois kilomètres seulement du hameau de Roche ? (C’est à cette gare qu’il promet de descendre, avec sa jambe de bois, dans sa lettre du 20 juillet 1891 !). Ou, plus probablement, est-il monté dans le train à celle d’Amagne ? On sait que la ligne d'Amagne à Vouziers (vers le Sud), est ouverte depuis février 1873.
Il rejoint donc probablement, vers le Nord, la gare de Mézières, carrefour ferroviaire important à l’époque, ou Charleville, afin de prendre la ligne la plus directe pour Nancy, en passant soit par Sedan, Verdun et Toul, soit par Longuyon, Étain, Briey, soit par Montmédy et Pagny-sur-Moselle.
Le trajet Nancy-Remiremont a sans doute été effectué dans un moindre confort même si l’on sait que l’année 1878 marque trois progrès importants dans le matériel des chemins de fer.
L’ouvrage Le Dernier des trains, édité par Gérard Louis en 1994, signale ces avancées : remplacement des rails en fer par des rails en acier, voitures à couloir et installation de sonneries électriques de sécurité. Si le voyageur termine son premier trajet en train dans la cité vosgienne de Remiremont, c'est tout simplement parce que la gare de cette ville, inaugurée et mise en service le 10 novembre 1864, est le terminus, à l'époque, de la voie venant d'Épinal (où le train arrive depuis 1857). Que Rimbaud ne fasse aucun commentaire sur cette petite ville est plutôt une chance quand on sait le traitement qu’il réservait à celle de Charleville, décrétée "supérieurement idiote entre toutes les villes de province". Comme Suzanne Briet qui avait déjà réuni deux lithographies de Remiremont de 1964 et 1966 pour l’exposition de Centenaire en 1954, dans son album sur Les Voyages de Rimbaud, Claude Jeancolas publie deux photographies de Remiremont prises en 1868, montrant la rue principale des arcades et la fontaine des dauphins. S’il note fort justement que "les chemins de Rimbaud passaient plus souvent par de petits villages que par de grandes capitales", pourquoi diable se risque-t-il à préciser que c’est le "24 octobre 1878" que le voyageur traversa la ville ? Cette date est hélas tout à fait gratuite : elle oblige à remarquer que, dans cette lettre où les repères spatiaux ne manquent pas, les indices temporels font cruellement défaut.
On sait par Rimbaud lui-même qu'il utilise ensuite la diligence, pour gagner logiquement Bussang, petit bourg de 600 habitants et dernier village de la Haute-Moselle. C'est le seul moyen collectif de transport à l'époque puisque la ligne ferroviaire de Remiremont à Bussang, déjà retardée par la guerre de 1870, est en cours de construction.
Le Bulletin de la Haute Moselle n° 27, publié en 2003, le rappelle utilement dans son Histoire des Routes et Chemins de la Haute Moselle (des origines à 1950), c’est, en particulier grâce aux interventions répétées de Jules Ferry, conseiller général du canton du Thillot depuis 1871, qui ne ménage pas ses efforts auprès de la Compagnie de l’Est, plutôt réticente, que le projet aboutira. La section Remiremont-Saint-Maurice, longue de 29 kilomètres, construite grâce à la convention de 1873, ne sera mise en service que le 7 octobre 1879. Le tronçon final Saint-Maurice/Bussang, long de 4 km, dont la construction est permise par le programme Freyssinet et la loi du 17 juillet 1879, ne sera inauguré et accessible aux voyageurs qu'en octobre 1891 !
Mais Rimbaud ne précise pas jusqu’à quel village le conduit la diligence. Sans doute le véhicule hippomobile a-t-il atteint le village de Bussang, la neige contraignant Rimbaud à faire à pied le trajet Bussang-Wesserling.
Wesserling, petite ville alsacienne devenue allemande, après l’annexion de l’Alsace-Lorraine en 1871, est la gare de départ de la ligne de chemin de fer permettant de gagner Mulhouse.
Ainsi que l’aurait voulu le chroniqueur Frédéric Pottecher, Rimbaud va-t-il s'attarder, après avoir passé le premier relais de poste du Thillot, dans l’auberge de Bussang qui sert elle aussi de relais, celle des Trois Rois ? Pure hypothèse et simple intérêt anecdotique. Après la guerre de 1870, en ce début de IIIe République, le réseau routier existant a été remis en état ou amélioré, même si l’effort essentiel concernait le développement du chemin de fer.
Ce qui est sûr, c'est que le passage du tunnel ne suscite pas la moindre remarque du voyageur. Construit en 1848, réceptionné en 1850, après trois années de travaux modifiant ou améliorant la route de Saint-Maurice à Bussang, en particulier grâce à un premier viaduc du Séchenat sur la nouvelle route tracée au Sud de la route de Taye, cette fois à flanc de coteau, ce tunnel long de 240 mètres sera transformé en 1944, pour lancer des « V 1 » sur Paris. (Détruit par les Allemands lors de leur retraite en novembre de la même année, il est définitivement obturé en 1953). Pas plus que la marche sans doute pénible dans la neige, ni la vision des hauts fûts vosgiens chez celui qui serait pourtant, selon certains, l'inventeur du mot sapinaie ! (Le mot est encore absent du Larousse au début du siècle, le dictionnaire définissant en revanche sapinière, synonyme de sapinette ou sapine). Mais l’actuel Trésor de la langue française utilise encore aujourd’hui une citation de Rimbaud pour illustrer ce vocable rare, considéré comme un "hapax". On sait que c’est dans le poème de 1872, La Rivière de Cassis que le poète évoque "les grands mouvements des sapinaies"… peu avant d’ailleurs de ricaner sur des oiseaux (si fréquents sur les montagnes vosgiennes) : les "chers corbeaux délicieux" ! ).
Puisqu’il est question de sapins, non évoqués ici, un aparté s’avère nécessaire en ce qui concerne la fameuse phrase mystérieuse du poème Aube : "Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins".
Dans la revue Parade sauvage n° 17-18, parue en août 2001, Patrick Beurard-Valdoye (que nous nous garderons bien de suivre quand il veut faire croire à une conception des Illuminations étendues au-delà de l’année 1875 ! ), évoque parmi les divers lieux utilisant le mot Wasserfall, celui qui "se situe dans le Haut-Rhin au pied du Ballon d’Alsace", "juste sur l’autre versant de cette route" (de Remiremont à Wesserling, évoquée dans la lettre décrivant "l’itinéraire pris fin octobre 78"). On se demande pourquoi puisqu’il juge aussitôt "impensable que Rimbaud ait préféré couper par la montagne, y ait franchi la frontière pour redescendre par le Wasserfall et la vallée de la Doller" !
Cette impossibilité ne décourage par le scripteur qui conçoit "que [Rimbaud] ait pu emprunter la même route, cette fois dans l’autre sens, traversant à pied les Vosges au retour de Vienne, via le Sud de l’Allemagne en avril 1876" ! "Une tradition orale voudrait qu’il soit revenu par Strasbourg", ajoute-t-il.
Faisant fi du très beau dessin de Delahaye (généralement bien informé), montrant le jeune homme dégingandé arpentant à grandes enjambées, devant "Strasburg", la route vers Charleville, Beurard-Valdoye imagine que Bussang, "village frontalier" suggère "au front des palais" ( !).
"Avec ses fonctionnaires des douanes et leurs habituelles figures de l’ombre, contrebandiers, passeurs ("les camps d’ombre")", voilà Bussang devenu source du poème Aube ! Tout cela laisse plutôt sceptique et n’apparaît que comme une démonstration supplémentaire du permanent délire d’une critique "évhémériste", pertinemment dénoncée par Todorov.
C’est vrai que Rimbaud n’est guère sensible à la présence des douaniers, déjà présents dans ses poèmes, au col devenu frontière entre la France et l’Alsace annexée par l’Allemagne depuis 1871. Sans doute faut-il s’estimer heureux de le voir préciser que la couche de neige atteint "50 centimètres en moyenne", ce qui est rare pour une fin de mois d’octobre, et que le pénible passage du massif vosgien s’est effectué "par une tourmente signalée" !
On peut lire cependant une version romancée de ce passage du col, écrite en 1930 par Marguerite-Yerta Méléra. Cette "biographe", plus soucieuse d'effet romanesque que de vérité historique, qu’il faut donc lire avec prudence, paraphrase fort habilement le passage du Saint-Gothard conté plus loin dans la lettre de Rimbaud. C'était d'ailleurs pour ce site que le poète gardait ses effets.
Négligeons un moment le jugement très sévère d'Étiemble qualifiant brièvement d'"ouvrage nul et mensonger de part en part", dans sa Genèse du mythe de Rimbaud, en 1954, cette pseudo-biographie (dont l’auteur est également connue pour ses calomnies à l’égard du professeur Izambard).
Si ce récit tient parfois de la pure fiction et toujours de l'hagiographie, il est intéressant d’y lire son évocation de la traversée des Vosges par Rimbaud.
"Vite qu'on franchisse les monts de glace avant que l'hiver ne ferme cette route. Le chemin de fer, Nancy, Remiremont. La diligence pour Bussang. Automne alsacien (sic : en fait, il s’agit encore des Vosges et de la Lorraine). Le ciel gris, sans heure et sans orientation. Le vert éteint des prés, parmi quoi un champ labouré éclate soudain comme un trait de carmin, entoure les rousseurs brunissantes des bois de hêtres. Le bleu-noir des sapins s'effrange au fil des coteaux, le bleu doux des lointains va pâlissant et se perd dans la brume. Le ballon d'Alsace avait ce matin son bonnet blanc. Jusqu'au mois de mai, maintenant, allez ! Les nuages le cachent. Sur les zigzags de la route grise, la diligence jaune se dandine au trot de ses chevaux, parmi la danse des grelots. Rimbaud, grognon, s'est calé dans un coin et somnole.
Il faut le reconnaître, Madame Mélera apparemment bien documentée, raconte une remontée fort plausible de la vallée de la Haute Moselle, avec ses flancs effectivement couverts de forêts de hêtres et de sapins, ses sommets arrondis tel celui du Ballon d’Alsace, bien visible depuis le village de Saint-Maurice.
Mais la notation la plus intéressante concerne les « zigzags de la route grise », aux virages encore nombreux en dépit des travaux relativement récents, effectués au lendemain de la guerre de 1870.
Les nombreuses indications de couleur semblent singulièrement impertinentes ici puisque ce qui frappe tout au long de la lettre de Rimbaud, c’est justement, en dehors du noir et du blanc, l’absence de notations chromatiques.
"La voiture monte, le ciel descend, d'un gris noir chargé d'ocre rouge, comme une fonte qui chauffe.
Bussang, la nuit à l'auberge rustique. Au matin, la neige tombe dru, la tempête va s'affirmer, la diligence ne passera le col ni ce jour ni de longtemps. A pied, les voyageurs. Ils sont cinq ou six hommes que le mauvais temps n'arrête pas. Aujourd'hui, Rimbaud est plein d'entrain, fouetté par la difficulté.
Il ne se laisse pas dépasser par les montagnards, il va dans la neige déjà haute, son pantalon serré aux chevilles, son col relevé, un cache-nez attachant sur sa tête son chapeau de feutre, des moufles aux mains, un sac de cuir souple en bandoulière. La route monte et s'escarpe ; les sapins noirs ouatés de blanc montent la garde, puis ils s'égrènent et laissent le col tout nu parmi les rocs. La neige tombe, lente d'abord, puis pressée et tourbillonnante, les voyageurs peinent, les yeux à leurs pieds ; ils sacrent tout haut quand ils trébuchent et puis plaisantent de s'être irrités. Quand viennent quatre heures d'après-midi, la neige a cessé, la vallée du Rhin se devine dans la brume (non, Madame Mélera, il ne s'agit que de la vallée de la Thur), par delà les terrasses qui descendent."
En fait, Marguerite Yerta-Mélera se contente parfois (au risque de frôler le ridicule), d’une paraphrase verbeuse s’évertuant à imiter plusieurs fois le texte de Rimbaud lors du passage du Gothard. "A pied, les voyageurs" note-t-elle, tandis que le voyageur, à propos de "l’exploit prévu" précise "qu’on ne passe plus en voiture". Aux "montagnards" vosgiens qui ne dépassent par Rimbaud correspondent plus loin les "bandes" et si Rimbaud, à Bussang, "va dans la neige déjà haute", ceux qui font l’ascension du Gothard ont "à fendre plus d’un mètre de haut". La biographe-romancière assure que "les voyageurs peinent, les yeux à leur pied" alors que Rimbaud écrit sobrement : "Impossible de lever le nez". Au prosaïque et banal "grand silence blanc" fera écho la notation poétique : "Rien que du blanc à songer, à toucher, à voir ou ne pas voir". Pour finir, si elle assure qu’en passant les Vosges, "Rimbaud ne voit, n’entend rien", on préfère lire sa notation subtile, vécue et évocatrice du Gothard : "impossible de lever les yeux de l’embêtement blanc qu’on croit être le milieu du sentier" !
La "lecture" de M. Y. Mélera, par sa prolixité excessive, met en valeur en s’opposant à elle, l’extrême concision pudique et avare de vraies confidences (pour l’instant), du texte de Rimbaud. Il ne nous dit rien de son accoutrement.
S’est-il habillé, comme le Guide Baedeker le recommande pour les "voyages à pied" en Suisse, avec "des vêtements de laine, des chemises de couleur en soie ou flanelle fine, des chaussettes de laine douce, un chapeau de drap ou de feutre léger, avec une bride" ?
S’est-il muni de "chaussures à double semelle" et d’un "havre-sac" ? Nous n’en saurons jamais rien. C’est est fini en tout cas des notations olfactives, tactiles et surtout colorées qui étaient largement dispensées dans les poésies. Il est vrai que la dernière fois que Rimbaud avait associé un phénomène météorologique et une telle sensation, c’était, depuis Stuttgart, pour écrire en octobre 1975 à Delahaye, resté à Charleville : "Au moins, ça ne schligue pas la neige, comme ici"!
En 2004, loin de la volubilité de M. Y. Mélera, Loïc Depecker imaginant le Journal apocryphe de Rimbaud, se montre presque aussi sobre que Rimbaud puisqu’il note à la date du 20 octobre 1878, depuis "Roche" : "Je pars. Les adieux sont accablants. Séparation d'avec maman. Et bruyantes embrassades de la soeur et de mon pauvre frère. Même aux voisins, il a fallu, en bon garçon, dire adieu ! Adieu mon odieux village. Direction Gênes, où l'embarquement est moins cher.
En train jusqu'à Remiremont, qui me coûte déjà. Je dois passer les Vosges. Correspondance allemande à Wesserling, et bientôt la Suisse, adorable campagne à travers d'étroits défilés. Je prends ensuite un vapeur sur le lac des Quatre Cantons, au milieu d'un impressionnant cirque de montagnes."
Bien entendu, le récit de la traversée des Vosges ne constitue qu’une sorte de hors d’oeuvre avant le morceau de choix : la montée vers le Gothard et l’épanchement à la fois poétique et angoissé au coeur de "l’embêtement blanc".
Raymond Perrin.
Ceux qui veulent en savoir davantage peuvent :
- soit se reporter à mon dossier paru dans le quotidien vosgien La Liberté de l’Est le 28 novembre 1989
- soit attendre la parution de mon essai, probablement au cours de l’année 2005 !
Mes plus vifs remerciements aux directeurs du Musée-Bibliothèque Rimbaud, Alain Tourneux, pour l’envoi de la photocopie de la première page du manuscrit de la Lettre de Gênes, dès 1991, et Gérard Martin pour l’envoi, en 2004, de la photocopie de la version de la Lettre par Berrichon en 1899.
Extraits de l’ouvrage à paraître :
RIMBAUD : DERNIER ÉCLAT POÉTIQUE AU CŒUR DE "L’EMBÊTEMENT BLANC",
DANS LE GOTHARD.
UNE LECTURE DE LA LETTRE DE GÊNES DU 17 NOVEMBRE 1878