Le Tombeau de Satan

 
 
 

Préface de Hergé

Un écrivain préfaçant un peintre, on voit cela tous les jours. Mais un dessinateur préfaçant un romancier, c'est tout à fait accidentel.

Comment l'accident s'est-il produit ? A la suite d'une imprudence de ma part, je l'avoue.

Pierre Pelot m'avait envoyé un de ses premiers livres. L'en remerciant, je lui écrivis que son histoire était "rudement bien dessinée". J'en avais trop dit ! Pierre Pelot dut apprécier la formule. Il estima sans doute que, venant d'un professionnel blanchi sous le crayon, elle avait son poids. Je le soupçonne de m'avoir, de ce jour, mis en réserve : il tenait son préfacier.

Aujourd'hui, je sors de ce Tombeau de Satan où vous allez entrer, et ne retire rien de mon propos de jadis. Ce roman, comme les précédents du même auteur, est constamment visuel ; son "trait" est rapide et vigoureux ; il est "découpé" selon les règles de l'art ; en outre, il y a la "couleur", la haute, et franche, et forte couleur… Bref, tout cela est digne d'un authentique spécialiste de la Bande Dessinée.

Est-ce qu'on commence à comprendre ma présence au générique ? Mais cela, c'est un mot de cinéma. Et - vous verrez - Pelot va aussi faire de vous, ses lecteurs, les spectateurs d'un film. Ce qu'il écrit, en somme, ce sont des westerns. Ses hommes, les bons comme les mauvais, ont des "gueules" extraordinaires : il nous les montre, aussi présents, aussi barbus, aussi sales, aussi harassés que s'il avait une caméra à la place de porte-plume. Et si Pelot disposait également de micros pour enregistrer le son, ses dialogues ne pourraient avoir plus de naturel, de force percutante, d'allègre violence. Écoutez ses héros : leur façon de s'apostropher semble un alliage de la verve homérique et de l'humour noir yankee.

A côté des hommes, mêlés à l'existence et au combat des hommes, voici les bêtes. Les bêtes jouent un rôle important chez Pelot. J'ai lu, vous devez lire de lui tel autre chant de son épopée américaine où une harde constitue la plus belle troupe de figurants dont un réalisateur puisse rêver. Et il y réussit ce tour de force : nous livrer la méditation d'un jeune étalon qui revoit son passé, entend des voix, des cris, s'interroge, souffre dans son âme de cheval.

Ici, ce sont les alligators qui ont la vedette. Leur âme n'est pas tendre, et encore moins leurs terribles mâchoires. C'est sur vous qu'elles manqueront se refermer, comme sur le fidèle Kija ; c'est vous qui esquiverez l'attaque du saurien ; c'est vous qui serez sauvés de la mort et en ressentirez l'indicible soulagement. Connaître la faim, la soif, la fatigue, la peur et - enfin - le repos des aventuriers, tout cela sans quitter son fauteuil, quelle fête !

Et puis, il y a la recherche du trésor, les sables mouvants, le passage du Destin, un peu plus d'amertume, un peu moins d'espoir au cœur de ces enfants perdus… et la vie qui continue. La vie ! Tournez la page : elle commence là. Je vous laisse avec Dylan Stark. Je vous confie à Pierre Pelot.

Hergé

 

Page créée le dimanche 14 décembre 2003.