Au cœur de la forêt vosgienne, deux bûcherons partis à
la recherche de leurs tronçonneuses volées tombent aux mains d'une famille
teigneuse qui vit repliée sur une ferme en ruine. Commence alors la lente
montée de l'horreur, nourrie de rage impuissante et de colère fermentée. Et
quand ils ne trouvent plus à torturer, les êtres se détruisent eux-mêmes,
persuadés qu'ils ont perdu jusqu'à l'espoir de leur rédemption.
Dans la lignée de Faulkner ou Steinbeck, Pierre Pelot raconte une histoire hallucinante
d'oppression et de méchanceté universelle. Si loin de Caïn, et
en même temps si près. Par l'auteur du Pacte des Loups et de Natural
Killer. (4ème de couverture, 2002).
Lorsque Bibi et Zuco, deux tranquilles bûcherons d'une forêt vosgienne, découvrent qu'on leur a dérobé une tronçonneuse et se lancent à sa recherche, ils sont loin de s'imaginer sur quoi ils vont tomber… ou plutôt sur quelle effrayante et sordide famille, vivant recluse dans les bois... (Présentation de l'éditeur, 2013)
Parfait se retrouvait dehors, une fois de plus.
S'il en ressentait quelque satisfaction, elle ne se lisait pas sur son visage, renfrogné comme à l'ordinaire.
C'était un homme d'une quarantaine d'années - Parfait Samson, né le 13 août 1944 exactement -, pas très grand, ni gros, mais des épaules larges et des vêtements flottants : un pantalon battle-dress sans couleur bien définie, une veste de drap noir usée et luisante au col et aux coudes… Aux pieds, des godillots qui bâillaient de la languette (faute de lacets) et de la semelle aussi, menaçant de tomber en pièces détachées au moindre mouvement.
Il se tenait immobile sur le trottoir gris. Il ne voulait pas, pas encore, s'ouvrir au murmure de la rue qui pourtant commençait de s'insinuer - il le sentait bien tourner autour de lui, pareil à une eau qui suinte entre les planches d'une vanne d'étang, jusqu'à ce que la poussée de l'eau furieuse fasse tout craquer. Il en était à ne pas savoir ce qu'il ferait de son prochain geste si les événements prévus ne s'accomplissaient pas ; il se tenait en équilibre, sur le point d'avoir peur, déjà.
La porte derrière lui n'était pas refermée depuis trente secondes.
Puis il aperçut la voiture stationnée à moins de cinquante mètres, au bout de la rue. Alors il soupira. Il laissa les bruits de la ville l'envahir puisqu'il savait maintenant quoi faire.
Parfait se mit en marche et remonta à une allure tranquille de promeneur ces quelque cinquante mètres de trottoir qui le séparaient de la voiture : une vieille Aronde à la teinte incertaine tant sa carrosserie était gaufrée par la rouille.
Assis au volant, son conducteur laissait prendre un coude à la portière et fumait un papier-maïs dont il faisait tomber la cendre n'importe où.
A hauteur de l'épave Parfait aboya :
- Et alors ?
L'homme dans la voiture sursauta et sa bouche grande ouverte laissa échapper le mégot. Parfait fut satisfait de cet instant suspendu, pendant lequel il put croire que tous les bruits à la surface de la terre avaient été aspirés, comme pour mieux lui permettre de s'entendre penser : "Espèce de sale con ! Espèce de sacré sale con !"
Pas d'Ici n'en finissait pas d'émettre des bruits de gorge et de s'ébrouer, cherchant à récupérer la cigarette tombée dans les plis du tapis de sol. Quand il releva la tête, Parfait s'était déjà affalé de tout son poids sur le siège à côté de lui.
- Claque pas la portière ! s'écria Pas d'Ici.
Il resta une seconde pétrifié après que Parfait eut claqué la portière avec une violence inouïe : la secousse fit disparaître la vitre, jusqu'alors aux deux tiers remontée. Pas d'Ici hocha la tête ; il considéra son mégot qu'il tenait pincé entre deux doigts, se décida à le planter au coin de ses lèvres. Il hocha encore la tête, comme le font pour se donner une contenance les personnes timides. Sauf que Pas d'Ici n'était pas ordinairement timide, mais quand il se trouvait en présence de Parfait, il avait toujours l'impression d'avoir oublié de dire quelque chose d'important, ou même de ne plus savoir comment respirer correctement. Il dit :
- Cette vitre-là tient plus du tout. J'm'étais dit qu'y faudrait que j'la répare. Si on claque la porte, c'est fini… Tu veux qu'j'essaye de la r'monter tout d'suite, ou bien on l'f'ra à la maison ?
- Va pas nous faire chier avec cette vitre, dit Parfait. Qu'est ce que t'attends pour nous sortir de cette putain de ville ?
- T'aurais pas des fois envie de boire un coup ? demanda Pas d'Ici. Y a un bistrot pas loin, je l'ai vu en v'nant. Je me suis dit que…
- C'que j'ai envie, dit Parfait, c'est foutre le camp.
Pas d'Ici approuva :
- Rentrer chez nous.
- Non, dit Parfait. Ajoutant, dans le silence qui suivit : J'ai quelque chose à faire avant.
- Qu'est-ce que t'as derrière la tête, Parfait ? demanda Pas d'Ici sur un ton qui avouait autant la crainte que l'excitation.
- Démarre, dit Parfait.
Et l'Éternel mit une marque sur Caïn, afin que quiconque le trouverait ne le tuât point.
L'Alsace
26 avril 1988. Francis CLAUDEL
Il fallait être vosgien…
Comme Pierre Pelot, il fallait bien connaître le coin pour planter le décor d'un roman avec tant de précision, en des lieux aussi reculés de la montagne vosgienne. Le titre de son dernier livre : Si loin de Caïn. Une histoire qui se situe en fait… tout près de chez nous.
Il fallait être vosgien pour emmener ses lecteurs là-haut aux confins des Vosges et de la Haute-Saône. Le col des Croix, le Château-Lambert, Le Haut-du-Them, Servance. Des lieux familiers à Pierre Pelot et pour cause ! Il habite à quelques kilomètres de là, à Saint-Maurice-sur-Moselle. A la recherche de cette atmosphère trouble qui caractérise beaucoup de ses bouquins (il en a déjà écrit 120 !), il a poussé plus loin se hasardant sur un long chemin pour dénicher la ferme des Samson, théâtre de son histoire. Il fallait être vosgien pour brosser un tableau aussi proche de la réalité. Cette vieille bâtisse, on croit déjà la connaître tant l'auteur a su tirer parti de la minutie des mots pour nous en dévoiler les moindres recoins. Du hangar à l'étable en passant par l'inévitable charri, elle est pareille si l'on excepte ses curieux occupants, à toutes les fermes isolées souvent abandonnées qui parsèment encore les écarts du département voisin.
De véritables sauvages
Il fallait être vosgien et garder une certaine amertume du déclin du textile dans cette région, pour avoir l'idée d'exiler dans ces ruines un couple minable de petits industriels. Boutés hors du fond de vallée sur lequel ils avaient plus souvent fait la pluie que le beau temps, acculés à la déchéance, ils sont retranchés là avec tout leur clan. C'est leur dernier bastion. Personne ne saurait les déloger, pas même les gendarmes qui hésitent à s'en approcher. Toute la bande y vit recluse dans des mœurs d'un autre temps. Étrange univers où tout n'est que haine, violence, débilité, bestialité et dépravation !
Deux bûcherons
Il fallait être vosgien et avoir bien observé des bûcherons à l'œuvre pour en mettre deux en scène dans un bois voisin. Bibi et Zuco y sont plus vrais que nature, le premier dans le rôle de l'ancien au cœur tendre endurci par la rudesse de la tâche, le second dans le rôle du petit jeune qui débute dans le métier. Il fallait encore être vosgien pour ne pas omettre d'évoquer au passage les plaies laissées sur la forêt vosgienne par la terrible tornade que nul n'a oubliée près d'Épinal.
L'horreur
Il fallait enfin être vosgien et savoir que les jeunes de là-bas ont de tout temps apprécié les petits bals du samedi soir en Alsace, pour imaginer, dès le début de l'histoire, une virée de Zuco de l'autre côté du Col de Bussang. Mais il fallait aussi avoir du talent et une imagination fertile (Pierre Pelot ne manque ni de l'un, ni de l'autre) pour jeter ces bûcherons dans les serres du clan Samson. Ils y tomberont tout seuls à la suite d'un vol de tronçonneuse et ne pourront échapper à la spirale de l'atrocité.
Entre l'horreur sciemment distillée pour les besoins de fictions, qu'il s'agisse de romans ou de films (souvenez-vous de la brutalité des Grandes Gueules), et l'effroi réellement engendré par un drame récent encore présent dans toutes les mémoires, il n'y a qu'un pas. A ne pas franchir au risque de considérer définitivement ces campagnards vosgiens comme des êtres arriérés au comportement redoutable.
Rassurez-vous la plupart sont des gens tout à fait charmants. Je sais de qui je parle : je viens d'un petit coin perdu des Vosges.
L'Est républicain
12 mai 1988. Jean-Paul GERMONVILLE
Révélation
L'ombre de Caïn sur la forêt vosgienne
Son dernier roman Si loin de Caïn, publié par Flammarion, va permettre d'asseoir un peu plus le nouveau visage de Pierre Pelot, écrivain sorti du ghetto des genres dits populaires.
En exergue à son dernier bouquin, Si loin de Caïn, ils nous refont le coup de l'écrivain Vosgien. Comme si une fois de plus, il s'agissait de ses uniques lettres de noblesse. Un touchant exotisme vu de Paris, de ses chapelles littéraires. Volontairement marginalisé par rapport à ce monde bruissant, Pelot n'en est pas moins écrivain. Un talent démarqué. Une plume à part entière enfin reconnue à sa juste valeur, sortie du ghetto des genres dits populaires - polar et science-fiction. Des catégories dont il n'a d'ailleurs que faire, ayant toujours abordé son art avec la même sérénité. Deux romans auront permis d'asseoir cette fameuse reconnaissance "officielle" : Elle qui ne sait pas dire Je, édité au printemps dernier chez Plon et Si loin de Caïn que vient de publier Flammarion.
Retrouver de vieux émois
L'œuvre de Pelot - plus de 120 romans à ce jour - compte heureusement d'autres pièces maîtresses. Livres de références, tant la subtile combinaison de la phrase et de l'action y est réussie. Il faudra bien qu'un jour le spécialiste, pour en juger, effectue un flash-back plein d'enseignements vers Le Sommeil du chien, Delirium Circus, Le Sourire des Crabes que réédite actuellement Presses Pocket et L'Été en pente douce, porté au cinéma l'an dernier par Gérard Krawzcsyk. Autant de livres différents, d'univers opposés mis en mots avec une fièvre communicative.
A l'instant de plonger dans Elle qui ne sait pas dire Je, l'écriture s'était étoffée, la phrase enrichie de détails luxuriants. Pierre Pelot, pour casser le rythme de l'habitude, venait de reprendre son stylo, abandonnant, pour la première mouture, le clavier de sa machine à écrire. Une façon de se ressourcer, de retrouver ces émois perdus au fil du temps.
L'horreur et l'émotion
Pour Si loin de Caïn, il a travaillé de la même façon. L'écriture y est pourtant différente. Elle a gagné en efficacité, colle merveilleusement à l'inévitable glissement vers l'enfer définitif. Pelot est un grand conteur d'histoires. De ceux qui savent développer, sans jamais lasser, ces morceaux de vie entr'aperçus dans la rubrique faits divers de nos quotidiens, dans les courts métrages - réalité des journaux télévisés. Le point de départ, cette fois encore, de son dernier roman.
Sur leurs fronts, il y a la malédiction de Caïn. Coincés dans cette ferme paumée où la déchéance les a poussés, les Samson survivent plus qu'ils existent, avec leurs codes décalés, des rapports primaires plus aptes à bousiller une personnalité que n'importe quelle méthode carcérale. Un monde hors du monde réglé par les colères chroniques de Parfait, l'aîné du clan, les rancunes maladives de son père. Une violence latente, entretenue, qui finira par exploser dans toute son horreur viscérale lorsque deux étrangers viendront buter sur ce microcosme. Superbe tragédie rurale pleine de fureur que n'auraient pas renié Faulkner, Steinbeck ou encore Caldwell - des références rien de plus.
Un univers criant de vérité douloureuse surtout, décrit avec une rare précision, plein de ces détails qui émeuvent ou horrifient, conforme à l'original jusque dans le caractère tout en subtilité des héros pitoyables de ce drame.
Paumés, marqués à jamais par une destinée irréversible - le signe de Caïn toujours -, ils avancent en trébuchant avec leurs rêves mutilés, leurs espoirs aussi pitoyables que rassis dans une société désireuse avant tout de les oublier, vers la fureur, la poudre et le sang. Pouvait-il y avoir une autre fin ?
Comme Glono
Le cinéma, encore, pourrait s'emparer sans problème de ce roman visuel avec son écriture hautement suggestive. A la façon d'un peintre, Pelot procède par touches subtiles, esquissant le décor rustique de cette tragédie. Une réalité dont il s'est imprégné pour mieux se l'approprier. Superbes descriptions des bûcherons à l'ouvrage dans un sous-bois plein d'odeurs mêlées, le parfum de la sciure fraîche, le descente de la nuit sur la campagne, le bruit d'une semelle contre la terre. Autant d'images venues contrebalancer la frénésie maladive des héros de cette histoire.
Pas étonnant que les "Parisiens" se soient émus à la lecture de ce livre, un peu comme ils avaient jadis flashé sur les descriptions provençales de Jean Giono.
Le Monde
17 juin 1988. Josyane SAVIGNEAU
Le "coin de terre" de Pierre Pelot
Lisez vite Si loin de Caïn, et découvrez un écrivain.
Il a accumulé les difficultés, en commençant par écrire des livres dans des genres dits mineurs : "J'ai toujours voulu faire ce métier-là, écrivain, dit Pierre Pelot. A dix-neuf ans, j'ai envoyé un manuscrit un peu partout, je ne savais pas à qui m'adresser. Marabout l'a accepté. J'ai continué d'écrire pour cette maison. Des histoires pour la jeunesse. Alors, on m'a catalogué. Puis ce fut la science-fiction et le roman noir. Toujours des étiquettes. A quarante ans, j'ai fait cent trente livres. On en vit, de ça. Mais j'ai voulu sortir de ce ronron. J'ai des tas d'histoires à raconter. J'ai essayé la peinture, le dessin, mais j'ai vite compris que, pour moi, la meilleure façon de communiquer avec les autres, c'était l'écrit".
Alors Pierre Pelot a publié en 1987, chez Plon un premier roman, Elle qui ne sait pas dire je, "dans le silence le plus total. Mais ça ne fait rien, j'avais retrouvé le plaisir d'écrire et j'ai commencé un nouveau livre, Si loin de Caïn. En lisant par hasard, dans les Vosges où j'habite, une interview de Françoise Verny, je me suis dit : Ça me plairait bien que cette femme aime mon travail. Un mois plus tard, elle acceptait mon manuscrit".
Pierre Pelot n'a pas pour autant sacrifié au rite du "parcours du combattant médiatique" pour se faire connaître. Il refuse la radio et la télévision : "Un écrivain, par définition, c'est quelqu'un de muet. Je voudrais qu'on pense à moi à travers ce que j'écris". On ne peut qu'approuver. Et pourtant, on aurait tellement envie que Pierre Pelot s'attire des lecteurs en parlant comme il sait le faire avec simplicité et générosité de son pays vosgien - où il vit avec sa femme et son fils, - une campagne profonde avec sa rudesse, ses mystères, ses malédictions, ses meurtres d'un autre âge - le climat de Si loin de Caïn.
Il est de ceux pour qui demeure intact, depuis l'adolescence, l'enthousiasme de la lecture, et qui parlent avec passion de leurs découvertes : "Je n'ai lu aucun classique français, reconnaît Pierre Pelot, j'ai été formé par, les Américains, bien que je sois incapable de les lire en anglais. Ma sœur, plus âgée que moi, lisait Hemingway. J'ai commencé ainsi. J'avais quinze ans. Je suis complètement passé à côté de Faulkner. Je me suis rattrapé ensuite. Flannery O'Connor, Carson Mac Cullers, Erskine Caldwell. Tous ces gens-là m'ont parlé, de si loin, d'une réalité que je voyais tous les jours dans ma campagne. Ils m'ont appris à regarder les gens d'ici, les gens dans la vie". Il garde une tendresse toute particulière pour Eudora Welty, la poésie de sa langue, la perfection de son style, la minutie "presque magique" de ses descriptions
La dure forêt vosgienne
Comme elle, Pierre Pelot est resté dans son "coin de terre". On peut être certain qu'il écrit par désir et pas pour de mauvaises raisons. Et pourtant, déjà, il pourrait en remontrer à beaucoup de ceux qui publient pour "arriver". Plusieurs de ses textes ont été adaptés au cinéma, notamment L'Été en pente douce. "J'aime bien travailler pour le cinéma. Je souhaiterais continuer, tout en publiant, à mon rythme, des romans comme Si loin de Caïn" : des livres qui lui tiennent à cœur, où il se dévoile, où il prend des risques.
De même qu'Eudora Welty est liée à son Sud, Pierre Pelot est attaché à sa région, à la dureté, à la pauvreté, à la brutalité de son pays. C'est la forêt vosgienne, autant que Bibi, Zuco et les Samson, qui est le personnage principal de Si loin de Caïn, un curieux roman qui commence tout doucement et vous tient en haleine, sans relâche, pendant prés de trois cents pages.
Un homme sort de prison et se débarrasse de celui qui était venu l'attendre. Dans un autre coin des Vosges, Bibi, un bûcheron qui relève d'un grave accident, reprend le travail sur une nouvelle coupe, avec Zuco, le jeune fils de son meilleur ami qu'il doit former. Bibi et le détenu libéré - un certain Parfait Samson - n'auraient jamais dû se rencontrer, s'il n'y avait eu ce vol de tronçonneuses un matin sur la coupe. Bibi, venu réclamer ses outils, tombe aux mains de la famille Samson, une sorte de clan à la dérive, avec ses idiots et ses demi-fous, réfugié dans une ferme à l'abandon.
Raconter ce qui arrive à Bibi, tenter de décrire la montée de l'horreur, les glissements progressifs de l'angoisse, vous priverait d'un grand plaisir de lecture. Comme ses maîtres américains, en particulier Eudora Welty, Pierre Pelot a le goût du détail, des petits riens qui changent tout. Il porte une attention singulière aux gens laissés pour compte, aux éternels perdants. Derrière l'anodin, il sait débusquer - et faire éclater - la folie meurtrière qui habite ceux que l'on croit sans importance.
On referme Si loin de Caïn avec un certain étonnement, et on a envie de voir la suite : non pas un deuxième épisode, mais un autre Pelot, pour retrouver sa lourde atmosphère, son amour des mots, de leurs sonorités, sa folie douce de leurs assemblages étranges.
La Liberté de l'Est
5 juillet 1988 (La Liberté des livres). Raymond PERRIN
L'apocalypse d'un microcosme vosgien et rural par Pierre Pelot
Si loin de Caïn... si près du chaos
Après avoir brillamment amorcé, l'an dernier, le "passage" dans la "littérature pure", avec Elle qui ne sait pas dire je (paru chez Plon), Pelot persiste et signe chez Flammarion un autre roman, son 125° ouvrage. Il confirme ainsi son désir, sinon de casser une image de romancier populaire qu'il assume, du moins de sortir des tiroirs romanesques trop bien étiquetés où on l'a enfermé.
C'est sous la houlette de Françoise Verny que paraît Si loin de Caïn, dans la collection Rue Racine.
En véritable artisan des mots, avide de retrouver le plaisir musculaire de l'écriture, le romancier vosgien a entièrement écrit à la main un gros volume d'un million de signes, 500 pages, que les rigueurs de l'édition ont réduit des deux tiers...
Davantage qu'un roman noir...
Il a fallu six mois de labeur manuscrit pour mettre au point ce récit de bruit et de fureur et 18 mois d'attente pour sa publication. Envolée, peut-être, l'étiquette de l'écrivain qui écrit plus vite que son ombre !
S'il est une autre étiquette qui devrait aussi se décoller, c'est celle de l'écrivain pour la jeunesse (même si l'on apprécie aux éditions Milan la réédition du Pays des rivières sans nom, et si l'on attend chez Albin Michel Les Raconteurs de nulle part), car Si loin de Caïn n'est pas un livre pour enfants de chœur. Avis aux âmes prudes ou hypersensibles!
Quoiqu'en dise l'appellation "roman" en 4° de couverture, il s'agit d'un récit de la même tonalité que Noires racines, Nuit sur terre ou Natural killer. Il partage avec ces histoires le cadre vosgien méticuleusement restitué et une atmosphère trouble et insoutenable. (Prière cependant de rengainer le cliché de l'écrivain régionaliste !).
C'est donc bien un "roman noir français" et la citation placée en épigraphe sur la couverture est assez explicite. On va ainsi trouver des ingrédients classiques, définis dans le Que sais-je ? consacré au genre, à savoir : "la criminalité, la violence, la marginalité, en un mot : le malaise".
Ce que Pelot apporte d'original à cette catégorie de roman, c'est sa connaissance profonde, intime, d'un milieu rural de paysans et de bûcherons, c'est aussi une analyse plus fouillée des personnages avec une prédilection pour la psychologie du comportement, puisque c'est avant tout à travers leurs paroles, leurs gestes, leurs actes qu'ils se révèlent.
C'est surtout une écriture riche et personnelle, à la fois talentueuse et travaillée, et une construction romanesque puissamment maîtrisée qui font que ce récit est plus qu'un thriller.
Pourtant, les premiers chapitres égarent habilement le lecteur par un morcellement voulu de l'espace et du temps. Se jouant d'une chronologie délibérément bouleversée, le romancier installe avec beaucoup de témérité les "retardateurs" de l'action essentielle pour égarer, surprendre... et laisser trépigner le lecteur impatient.
Piège pour bûcherons vosgiens
Parti de Vesoul, le récit opère un flash-back sur les lieux de la tornade dans la plaine des Vosges en 84, plonge, à nouveau, en 86, vers les petits bals alsaciens du samedi soir, revient au village commun aux bûcherons et au romancier, s'éclipse un instant dans un hôpital de Haute-Saône pour s'installer enfin sur le plateau de la Hache près de Servance, non loin de la ferme Dubat, ou Samson, peu importe, ferme maudite en tout cas, où vit la plus belle famille de teigneux qu'on puisse imaginer.
C'est là que Bibi Fuillard, un bûcheron confirmé et estimé de tous, et son jeune apprenti Zuco commencent leur travail, décrit avec une minutie amoureuse par un auteur qui connaît parfaitement ce labeur, décrit jadis dans La Drave, puis dans Les Neiges du coucou, et naguère dans un thriller : La Forêt muette. Beaux morceaux d'anthologie, puissamment évocateurs, pour décrire l'ébranchage ou l'agonie d'un arbre, le dur apprentissage d'un adolescent fraîchement sorti du collège, la vie quotidienne et solitaire des hommes sur un chantier de bûcheronnage, le chaos d'une forêt décimée, chaos qui préfigure peut-être une autre apocalypse...
Tout cela dans les odeurs, les lumières, l'atmosphère que seul un grand styliste doublé d'un homme proche de la nature, pouvait restituer.
Mais bientôt s'enclenche le drame. C'est le vol des tronçonneuses qui provoque l'irruption bien imprudente des bûcherons devant la "tanière" des paysans repliés dans un monde hors du monde.
Des marginaux teigneux
Le maître des lieux, Parfait, sorte d'archange du mal, régente un univers de marginaux déchus, de survivants égarés dans une folle solitude. Bientôt le bûcheron Bibi est blessé, enchaîné, tandis que son apprenti réussit à fuir. Alors que s'agite, autour de la victime, cet univers de paumés, rejetés par une société qu'eux-mêmes rejettent, s'élabore une étonnante galerie de portraits, hauts en couleurs.
D'abord celui des enfants de Parfait : Thomas, un adolescent trouble qui se complaît dans les odeurs d'étable et de vase remuée; Gamine, une dévergondée de 19 ans, capable des pires turpitudes physiques. Puis ce sont les vieux, Florine et Anthelme, industriels déchus, chassés d'un paradis précaire, leur usine de Xoulces. Marqués les premiers par la malédiction de Caïn dans ce lieu d'exil, depuis vingt ans, ils ne distillent que la haine.
Un peu à l'écart, il y a "Pas d'ici", le bien nommé, échoué pour l'heure à l'hôpital, à cause des dernières frasques de Parfait; il y a surtout Léna, sa compagne, exploitée par tous et qui voudrait briser le cercle du mensonge pour fuir avec Cyrille, sa fille, enfermée dans son silence.
Bibi, le bûcheron impétueux, par son intrusion soudaine, provoque l'éclatement de ce microcosme, déjà prêt à imploser, même s'il participe activement à son anéantissement. Tel le vengeur stéréotypé des bandes dessinées, il veut effacer avec une détermination impitoyable, aussi bien ceux qui l'ont fait souffrir, les responsables de l'échec de sa mission vis à vis de Zuco, que les lieux maudits, témoins de sa déchéance et de la faillite de son système de valeurs.
Violence et tendresse : deux forces antagonistes
La pierre d'achoppement pour certains lecteurs de romans plus "classiques" sera peut-être celle de la violence paroxystique d'une histoire plutôt noire. Dans la défunte revue Polar, Pelot avait expliqué que sa démarche est à l'opposé du désespoir : "Arrêtez-vous un moment, écrit-il, et regardez comment ça s'est passé, comment l'abominable s'est installé, le sagouin, pourquoi il est venu poser sa patte ici. Regardez dans cette direction, vous y verrez, à un moment, briller une étincelle fugitive". Au lecteur perspicace donc de trouver cette étincelle ! Il faut ajouter que lorsque l'auteur "retient" l'explosion, dans Roman toc ou L'Heure d'hiver, on lui reproche qu'il ne se passe rien. On a vu des critiques pressés, au vu de l'adaptation talentueuse mais édulcorée de L'Été en pente douce, parler de fin ennuyeuse pour n'avoir pas lu le roman oppressant d'un "été meurtrier" (écrit bien avant les films adaptés de Djian ou Japrisot).
Si le romancier va jusqu'au bout d'une logique implacable mais destructrice, on reproche, avec Andrevon, une "violence systématique".
L'équilibre n'est-il pas dans un subtil dosage de deux forces antithétiques constamment présentes dans les romans de Pelot : la violence et son envers, la tendresse ? Le tout est de savoir si l'affection manifestée - pour Léna et sa fille, pour l'adolescent Zuco, attendrissant et maladroit; pour Bibi, instructeur patient - peut contrebalancer la frénésie forcenée d'une apocalypse en réduction.
En fait, ce qui prime, c'est que cette histoire horrible est portée par un style magnifique. Aucun personnage n'est secondaire, chacun retient l'attention ou le souffle, dans ce récit haletant, écrit par un homme habité par les mots.
Page créée le jeudi 13 novembre 2003. |