En l'an de grâce 2030, la Bretagne a bien changé. Toute la côte ouest est occupée par des bassins de maréculture où l'on gave scientifiquement les soles. Dedans, ceux qui sont programmés à la neutralité, comme les Doïewski. Destinés à "regarder ce qu'on offre, en faisant la gueule". Et à bouffer des miettes. Au-dessus, ceux qui regardent la fosse de haut. Et qui, à l'occasion, ne sont pas mécontents de se retrouver dans le sac au crabes, pour éprouver des sensations.
Et voilà que tout ce petit monde explose un beau jour, ou plutôt une belle nuit. Car tout se passe en une seule nuit très intense. Tout ça à cause de la picro… (4ème de couverture, 1980).
Un homme.
Race négroïde, sous-groupe 1/
Un mètre quatre-vingt-trois. Soixante-douze kilos.
Maigre. Côtes saillantes. Face haute. Front dégarni, cheveux crépus grisonnant sur les tempes. Barbe courte, clairsemée, noire, grise sur le menton.
Age : 45.
Un homme nu.
Il est assis dans un angle de la pièce. Jambe droite pliée, genou levé et le pied à plat sur le sol ; jambe gauche pliée également, mais contre le sol, le talon contre l'orifice de l'anus, sous les testicules. Bras droit sur le genou droit. La main droite pend, décontractée. Le bras gauche est tendu, la main gauche s'appuie sur le sol.
L'homme est légèrement courbé en avant. Il fixe un point sur le mur qui lui fait face.
La pièce est cubique. Les murs lisses, le sol dallé. Le point fixé par l'homme nu est une lampe encastrée, protégée par un verre anti-chocs lui-même encastré, noyé dans le béton.
Dix minutes plus tard :
L'homme est toujours dans la même position. Il se redresse progressivement. Sa main droite se crispe, se serre pour devenir un poing. La gauche également.
Erection progressive.
L'homme se redresse, adopte une position intermédiaire. A quatre pattes. Ses paupières cillent à un rythme accéléré. Il s'approche de la lampe qui clignote.
Il frappe le mur, au-dessus et en dessous de la lampe encastrée. Il frappe et griffe le mur. La lampe est éteinte.
L'homme nu frappe le mur à poings fermés pendant quinze minutes. La peau de ses phalanges a éclaté. Ses mains sont brisées à plusieurs endroits, tous ses doigts comportent de multiples fractures. Il cogne toujours au même endroit : sur les marques de sang qui souillent le mur, au-dessus de la lampe éteinte.
Perte de conscience - le visage est crispé, les yeux révulsés, injectés. La salive coule sur son menton. Son ventre, ses cuisses, luisent de sueur et de sperme.
Il est allongé sur le sol. Muscles raidis. Tressaillements nerveux.
Le vent lourd de pluie giflait les vitres du petit bureau des veilleurs lorsque Loïc Davenec entra. Il fit de la lumière et referma derrière lui. Son collègue du moment - un nouveau que Loïc ne connaissait pas encore très bien : il savait simplement que le type s'appelait Naviguant, Albert-François Naviguant, il avait lu sa fiche d'identification et son C.V. militaire - son collègue, donc, était parti depuis quelques minutes : Loïc l'avait croisé dans le couloir, ils avaient échangé une poignée de main, quelques mots, des banalités au sujet du temps qu'il faisait, c'est tout.
Loïc jeta un coup d'œil au rapport écrit par Naviguant (Naviguant ! tu parles d'un nom !) qui reposait en bonne place sur le pupitre incliné du bureau, entre les deux écrans de contrôle-télé - un écran pour le circuit interne, un autre pour la périphérie des laboratoires. Le rapport était neutre. R.A.S. Par pur automatisme, Loïc s'assura que les voyants signalisateurs des écrans étaient éteints : ils l'étaient. Loïc soupira, repoussa sa casquette sur sa nuque et se gratta le front. Il sortit de la poche de sa veste d'uniforme un illustré pour enfants qu'il posa sur le bureau.
Le silence était parfait. Il y avait juste le vent, dehors, et les sauvages picotements de la pluie sur les vitres.
Loïc s'approcha de la fenêtre. Du tranchant de la main, il essuya la buée, dessinant une sorte d'arabesque en forme de S majuscule. Des gouttelettes de condensation coulèrent en un petit réseau tremblant, de la base du S jusqu'au bord inférieur de la vitre.
Ce roman a été l'un des sept parus en 1979 sélectionnés pour le Grand prix de la Science-Fiction française 1980 : au dernier tour du vote, il a été écarté au profit de celui de Michel Jeury : Le Territoire humain.
Épigraphe : La différence entre une démocratie et une dictature, c'est qu'en démocratie tu votes avant d'obéir aux ordres (Charles Bukowski).
Maintenant oubliez-moi, chers lecteurs, je retourne aux putes, aux bourrins et au scotch, pendant qu'il est encore temps. Si j'y risque autant ma peau, il me paraît moins grave de causer sa propre mort que celle des autres, qu'on nous sert enrobée de baratin sur la Liberté, la Démocratie et l'Humanité, et tout un tas de merdes (Encore lui).
Dédicace : A la bête qui sommeille et que les dompteurs ès-sciences voudraient bien réveiller. Au paresseux qui dort, dort, dort….
SFFAN
Bulletin n° 22. Le Perray, mensuel ronéoté à 300 ex., décembre 1979.
Deux mentions de ce roman dans ce bulletin : la première de Richard D. NOLANE, page 23 :
[...] Mais comme vous le savez tous, le roman noir copule sauvagement de temps à autres avec la SF : dernier exemple en date, La Rage dans le troupeau, de Pierre Pelot. Un bouquin explosif dont l'action se déroule en 2030, en Bretagne. Une nuit de meurtre, de feu, d'horreur et de sang, une nuit où s'affrontent les divers services secrets de groupes politiques, partis à la poursuite d'une mallette volée par un flic de la Dépollution. Un roman un peu mineur dans la carrière de Pelot, mais alors, quel pied! [...].
La seconde, dans les Livres du mois (Jean MILBERGUE, Jean-Pierre MARCHE), pages 35-36 :
L'histoire est celle d'une chasse à l'homme dans un futur peut-être pas si éloigné qu'il en a l'air. Un futur où les gens payent des impôts en fonction de leur volume d'ordures. Où ces mêmes ordures, compressées, servent à construire de gigantesques parcs d'élevage sur les fronts de mer (bretons entre autres). Un monde où il y a des fraudeurs qui essaient de se débarrasser de leurs excédents d'ordures en les jetant eux-mêmes. Un monde où il existe ce qui s'appelle la "police de la pollution", qui empêche ce genre de choses en surveillant le front de mer.
Un monde où la politique, c'est : trois grands partis "mondiaux", qui tiennent les circonscriptions mondiales en un "équilibre" parfaitement mené, au profit de quelques grands leaders aussi copains entre eux que culs et chemises (pardonnez l'expression...). Un parti Neutre, un parti Libéral et un parti Social, plus quelques groupusses (relisez Derrière la vitre de Robert Merle, on parle beaucoup des groupusses).
Un monde pourri où les scientifiques redécouvrent une de nos inventions : le picro, qui plonge les cobayes "volontaires" désignés de force dans une fureur agressive tellement intense qu'ils en meurent - non sans faire de violents ravages autour d'eux.
Un monde bizarre où les dirigeants locaux de certains partis n'hésitent pas à monter de superbes et sombres machinations dans des buts électoraux (dont un vol simulé...). Un monde où les instituts de sondage sont le deus ex machina et implantent des sondes microscopiques dans chaque francémoyen. Un monde où chaque parti possède ses propres forces de police secrète ou pas, toutes aussi répugnantes et violentes, sadiques, tueuses et déshumanisées. Un monde où il existe une "police de contrôle" qui sert de soupape et liquide les tueurs légaux ou légalisés.
Un monde dans lequel Ruiz, innocent policier de pollution, impliqué par hasard dans cette histoire, et qui récupère une mallette pleine de picro (et cherche à en tirer profit), un monde dans lequel Ruiz n'a aucune chance.
Un monde dans lequel les dirigeants se mettent d'accord entre eux, au sommet, pour décider la suppression "radicale" des secteurs où se passe cette triste affaire, pour éviter que la mallette de picro perdue ne rende fous furieux et tueurs des millions de personnes, qui en tueraient des millions d'autres. Et inévitablement feraient découvrir le secret.
Une suppression envisagée et décidée sans frémir. Sabotage et explosion des centrales atomiques des secteurs concernés et des stocks de déchets attenants. De deux maux, choisir le moindre, n'est-ce pas ?
Un monde dans lequel les individus n'ont pas le droit, n'ont que peu de place, un monde dur, un monde désespéré, triste et désespérant.
Pierre Pelot est un des plus grands écrivains français de SF. J'en ai, de tout temps, été persuadé.
Un Monde....
Notre Monde ?
Le Magazine littéraire
Janvier 1980, N° 156. Antoine GRISET, page 70
Sous le crachin breton qui n'a pas changé en 2030, au temps d'une "démocratie planétaire" qui ne fait pas de cadeau, une nuit terrible où tout se disloque. Il faut aimer le style ravageur et terrifiant d'efficacité de Pelot pour bien apprécier son roman. Moi, j'aime.
Le Nouvel Observateur
21 janvier 1980. Bernard BLANC
En 2030, la guerre a disparu. Ce comportement démodé est efficacement remplacé par une lutte quotidienne entre les trois grands partis qui se partagent la carte politique de la planète. Entre l'impôt sur les ordures et le viol des citoyens par l'intox, le monde tourne.
Jusqu'au jour où quelqu'un invente la picrotoxine, un produit chimique qui transforme l'homme en un monstre tueur. Cette découverte entraîne une sanglante course contre la montre entre les différents services secrets des partis… Voici un tour de force d'un des plus prolifiques auteurs français de S.F. : Pierre Pelot, en effet, ne raconte qu'une seule nuit, comme au théâtre, pour une action qui va changer la face du monde.
Fiction
N° 306, mars 1980, page 148. Bruno LECIGNE
Raconter trop l'argument serait déflorer le livre, amoindrir le plaisir de la lecture. Disons simplement que flics, agents secrets ou opportunistes courent tous après une mallette noire au mystérieux contenu. En cavale, dans l'arène, comme le dit Pelot. A l'arrière plan : une société d'apparence démocratique, où les partis politiques se livrent avant tout à la manipulation des opinions et des vies. Sur une structure et avec les ingrédients du roman d'espionnage, Pelot a bâti un thriller de S.F. Son écriture au rythme infernal (phrases elliptiques, tournures à l'infinitif, apostrophe des personnages à la deuxième personne comme s'ils étaient saisis par le lecteur lui-même, etc) et le découpage en raccourcis (pas de chapitres, qui ralentiraient, mais une succession enchaînée de "passages") provoquent une sorte d'ivresse de la lecture. Torrent où tout est brassé, psychologie, société, giclées d'adrénaline brûlante. D'où l'impact sur le lecteur qui se fraye un chemin en jubilant. La Rage dans le troupeau n'est peut-être pas le moins conventionnel des romans de Pelot, mais la recette est efficace et l'engagement annoncé par la citation de Bukowski habilement tenu.
?
N° 4, 1980. Ch. G.
2030 (mais peu importe), un innocent met la main sur une valise pleine d'une substance mystérieuse (cela il l'ignore), décuplant l'agressivité des sujets auxquels on l'inocule. De beaux exemples de fureur artificielle ponctuent allégrement le récit. On imagine l'enjeu, la poursuite "sans merci" qui en découle, la rudesse des moyens employés, l'aporie des actions d'un héros pris dans un monde surévolué et par très mauvais temps (nous sommes en Bretagne). On imagine, mais très loin du compte. La jeune science-fiction française serait-elle capable de nous étonner ?
L'Année 1979-1980 de la science-fiction et du fantastique
Paris : Julliard, 1980. B. B., pages 153-154
En 2030, le monde est une Démocratie Planétaire où la guerre entre armées nationales a disparu au profit d'une lutte souterraine tout aussi sanglante entre les partis qui se disputent le pouvoir. Ruiz Doiewski se trouve pris malgré lui dans une course meurtrière pour la possession de la picrotoxine, une substance chimique secrète capable de transformer l'homme en machine à tuer.
Chaque livre de Pelot est un événement, son auteur étant passé maître dans l'art de raconter des histoires aux rebondissements spectaculaires. S.F. et espionnage permettent ici à Pelot de dire son amour de la liberté et son dégoût pour les simulacres des consultations électorales. A lire absolument.
Catalogue des âmes et cycles de la S.F.
Paris : Denoël, 1981, nouv. éd. rev. et augm. (Présence du futur; 275). Stan BARETS, page 224
La Bretagne en 2030 a bien changé. Elle changera encore plus, en une nuit. La nuit où tout se passera.
Page créée le mardi 28 octobre 2003. |