Le Figaro, 21 septembre 1979 : Renée MASSIP.
Le Monde, 5 octobre 1979 : Pierre KYRIA.
L'Express, 6 octobre 1979 : Angelo RINALDI.
Le Matin, 13 novembre 1979 : Gilles COSTAZ.
Le Figaro
21 septembre 1979. Renée MASSIP
Francis Gruyer au IVèmesiècle
Vous plaît-il de plonger dans les ténèbres de notre histoire ? Vous ne sauriez mieux y être guidés que par Francis GRUYER, l'auteur du roman : Les Ruines du soleil.
Francis GRUYER nous avait déjà, il y a deux ans, emmenés au XIII° siècle de notre ère dans un premier roman qui portait ce titre : Les Oubliés des nuits romanes. C'était un gros livre, riche et touffu, et l'auteur surprit par ses qualités d'historien et de poète, par son sens philosophique, par son esprit religieux.
Les Ruines du soleil nous entraînent cette fois dans la deuxième moitié du IV° siècle. Nous voici dans un payas que Francis Gruyer appelle "la Belgique première", une province des Gaules avec Trèves pour capitale, sous le règne sévère de Julien l'Apostat. En ces lieux, en ces temps, s'affrontent sous le regard des Barbares, et dans un grand désarroi social, les tendances religieuses les plus diverses. Toutes les idolâtries du paganisme celte ou romain et le christianisme qui vient d'apparaître et qui est durement persécuté.
Voici donc Gune femme, Camula, qui fut prêtresse d'Apollon, un peu sorcière et guérisseuse, dont le fils Elophe est converti au christianisme et subit le martyre. Il est décapité.
Cette mère ne recherche pas seulement la tête de son fils, elle part en quête de son univers spirituel. A travers les terres dévastées, parmi les envahisseurs barbares et les errants de toutes sortes d'exodes, elle va. On entend hennir, piaffer, trotter, cahoter les carrioles, on entend "le prodigieux beuglement formé d'abord de rires puis de cris d'effroi qui montent de la Barbarie"....
Francis GRUYER a tous les dons du visionnaire. On se perd dans les cinq cent pages de son roman, mais on s'y perd bien. On se perd : tant de personnages au nom difficile à retenir. On perd son regard habituel pour apercevoir les formes et les gestes de ceux qui furent nos lointains ancêtres. On s'oublie. Mais quelle fresque vivante que ce roman ! Quel poème épique ! Quand je l'ai entamé, j'ai pensé que je ne durerais pas pendant cinq cent pages, et j'ai duré par une sorte d'envoûtement que tout lecteur de ce roman connaîtra.
Le Monde
5 octobre 1979. Pierre KYRIA
Le soleil contre la croix
Le conflit du paganisme et du christianisme dans un roman de Francis GRUYER.
Avec son premier roman, Les Oubliés des nuits romanes, Francis GRUYER avait révélé un talent étonnamment dense et réfléchi autour de la quête tourmentée d'un prêtre dans la France du XIII° siècle. On pourrait dire qu'avec sa deuxième oeuvre il a, deux ans plus tard, doublé sa mise, fidèle à une inspiration hantée par les questions d'ordre spirituel et à une forme d'écriture, de pensée, de lyrisme qui dénote chez un auteur jeune (né en 1950) une inspiration originale, réelle, même si elle paraît parfois sévère.
C'est au IV° siècle de notre ère que nous entraîne Francis GRUYER, dans une des provinces des Gaules dont le chef-lieu est Trèves et sur qui règne l'autorité d'un défenseur des cultes païens, Julien l'Apostat. Époque troublée, de transition dirait-on aujourd'hui, où se heurtent les tenants des religions cosmiques et du culte d'Apollon à ces pionniers qui parlent d'un autre Dieu et sont prêts à mourir pour lui. Ce conflit idéologique entre le monde païen que symbolise le pouvoir du restaurateur du culte de Mithra, qui a renié son baptême, et les fidèles du Christ, bafoués, persécutés, mais dont la parole porte, de plus en plus fort et de plus en plus loin, s'incarne entre deux êtres de même sang : Camula, la prêtresse d'Apollon, guérisseuse, exaltée, et Elophe, son fils, converti au christianisme.
Fidèle à ses croyances, Camula n'en est pas moins mère avant tout. En vain essaie-t-elle de convaincre Elophe, puis de le sauver de ses bourreaux : c'est le martyre que choisit le jeune homme. Cette mort est pour Camula un point de rupture et l'amorce d'une errance. Cette sorcière du soleil va partir à la recherche de la véritable identité de son fils, exorciste comme elle est magicienne, dans le même temps qu'elle va s'efforcer de comprendre ce que peut être la fois iconoclaste des adeptes de Jésus et mettre à l'épreuve ses propres croyances. Ira-t-elle jusqu'à reconnaître le Christ, sauveur du monde et triomphateur d'Apollon ?
Si c'est là le thème majeur des Ruines du soleil, on pourrait aussi mettre l'accent sur tel ou tel affluent de ce fleuve tumultueux et puissant. L'auteur, en effet, mêle ici l'idéologique au rituel quotidien, le psychologique au malaise social, les élans du coeur, des corps et des individus aux ivresses barbares et aux sauvageries d'un monde qui chancelle sur ses assises et où la voix des prophètes recoupe dans un discordant discours les clameurs païennes.
A cet égard, la fresque parfois embrouillée de Francis GRUYER est impressionnante : l'érudition est évidente, le langage recherché, la hauteur de vue certaine, mais l'auteur ne doute pas un seul instant du niveau de culture et de l'attention studieuse de son lecteur ; pas une note en bas de page ne viendra l'éclairer sur des mots, des rites, des allusions empruntés à l'époque que l'écrivain a restituée avec une application vertigineuse. Pas une pause ne l'en distraira.
Et c'est là que le bât blesse. Non pas à l'évidence, au point de vue de la restitution idéologique et historique, mais sur le plan romanesque. Francis GRUYER apporte à son évocation fouillée la méticulosité d'un Flaubert acharné à transcrire son mirage de l'Orient barbare, il va même jusqu'à des préciosités lyriques à la Leconte de Lisle dont les effets baroques peuvent séduire. Mais dans Salammbô, on y est : dans Les Ruines du soleil, on s'y perd...
Il faut une certaine imagination pour croire que ce roman, ainsi que nous le souffle le texte au dos du livre, "apparaît d'un singulier modernisme". Certes, l'auteur évoque avec force une époque aussi folle que la nôtre, et où le silence des Dieux (ou de Dieu), joint à l'embrouille des moeurs et à la rivalité des puissances, aboutit à de semblables vacillements ; mais on peut douter que le lecteur se sente véritablement engagé dans les interrogations soulevées par Les Ruines du soleil. Et, sans doute, avant tout, parce que les personnages, drapés dans un langage alambiqué, qui veut être sans doute une transcription de celui de l'époque concernée, rivalisent plus en dogmatismes qu'en émois. Il reste que ce roman confirme en Francis GRUYER un écrivain ambitieux, solide, enfermé dans les voies qui surprennent, déconcertent, mais qui sont loin d'être négligeables. Mieux qu'un auteur à découvrir, un auteur à approfondir, en répit des rébarbatives défenses dont il clôture son univers si particulier de romancier.
L'Express
6 octobre 1979. Angelo RINALDI
La soliste et le maestro
L'une, Marie SUSINI, se contente d'une pièce vide où se balance l'ombre d'un pendu. L'autre, Francis GRUYER, dirige des masses de figurants dans l'Empire romain. Deux beaux romans.
Dire le plus ou exprimer le moins, c'est l'éternel débat, quand on se mêle d'écrire. L'illustrent à merveille ces deux romans qui pourraient servir d'exemples dans les manuels, et qui, en attendant, sans demander l'avis de personne, s'échappent de la pile sur la table, pour s'apparier. Former un couple qui étonne, comme tant de couples, jusqu'à ce que l'on comprenne que le bavard avec la taciturne, le parcimonieux au bras de la prodigue, s'unissent parce qu'ils se repoussent et se servent mutuellement de faire-valoir. Pour l'inspiration, la technique, nul n'est plus éloigné de Marie SUSINI - écrivain aguerri parvenu à ce stade où l'on demande d'abord aux mots le silence - que Francis GRUYER, débutant à son second essai, qui leur réclame le plus de fracas possible.
A la soliste qui, à l'écart, semble jouer une austère sonate pour violon seul de BACH s'oppose le jeune maestro tout fou qui n'a de cesse qu'il n'ait grossi son orchestre d'instruments bizarres, tuba, triangle, olifant, cithare... A celle qui n'a besoin que de brèves indications pour qu'apparaisse, quelque part en Méditerranée, à une époque indéterminée, un domaine à la lisière duquel les cyprès veillent comme les sentinelles au pied du Golgotha, répond celui qui, pour nourrir sa fiction, la rendre vraisemblable, puise à pleines mains dans les grimoires. S'appuie sur une érudition à ce point foisonnante et assimilée que, si on ne le savait pas aussi démuni qu'un smicard et retiré au fond des Vosges, on le soupçonnerait d'avoir, comme tel ou tel académicien, mobilisé des "nègres" pour ses recherches.
Car il ne manque pas une fibule à la chlamyde de ses paysans d'un Empire romain où le dieu Pan affronte un round d'honneur avec le Christ : ils poussent l'araire, respirent mélancoliquement l'odeur des fumées montant des hypocaustes, utilisent le calame pour écrire sur des papyrus, et se gardent, hommes ou femmes, de porter des sous-vêtements. On ne fait jamais attention aux sous-vêtements, dans les reconstitutions historiques : l'adhésion du lecteur ou du spectateur en dépend. Au patronage, à la séance du jeudi où l'aumônier les a conduits voir Quo vadis ?, c'est en s'apercevant que les beaux gladiateurs ont des caleçons comme eux-mêmes que les adolescents de Julien GREEN, non seulement perdent la foi, mais se détachent du film.
Il n'y a pas à craindre de reprendre Francis GRUYER sur un anachronisme : il se souvient de Julien l'Apostat, belle et complexe figure obscurcie par la tradition chrétienne aussi bien que nous nous rappelons M. Raymond BARRE. Pour ressusciter cette ancienne province des Gaules qui s'étendait de Toul à la Mer du Nord, il fait montre d'autant de minutie et de lectures que FLAUBERT tirant la civilisation carthaginoise de l'oubli, dans Salammbô. Et puisque l'on ose déranger l'ermite de Croisset, que ce ne soit pas uniquement en sa qualité de costumier en chef, de metteur en scène habile à diriger les masses de figurants, les masses tout court ! Que ce soit aussi pour rendre hommage au souci de perfection animant le jeune écrivain d'aujourd'hui, et qui lui dicte souvent des phrases harmonieuses où se révèle une maîtrise qui laisse émerveillé ! Où transparaît une certaine idée de la littérature qui le place à cent coudées au-dessus des gens qui, banalement, écrivent pour se guérir, et des fonctionnaires de l'édition, lâchant, tous les octobres, leur bout de fromage à peine caillé, à l'appel fallacieux des renards de jurys.
Que ce soit, enfin, pour s'interroger, en passant, sur le roman historique. Curieux genre en vérité, qui paraît mort à la qualité depuis les grandes réussites du XIX° siècle - de VIGNY à ZOLA - et ne plus survivre que dans les décoctions biographiques à la DECAUX, dont le public raffole. Mais qui, de loin en loin, manifeste un regain de vitalité et parvient à se dégager du double danger qui le guette en permanence : où il cède trop à l'imaginaire et l'on n'y croit plus. Ou il s'embourbe dans l'explication des faits, entraînant avec lui l'intrigue et l'intérêt. La parade consiste, peut-être, à tout centrer sur un même personnage qui prend du recul. A tout montrer à travers lui, serait-il, dans les bruits et les fureurs des événements, aussi égaré que Fabrice sur le champ de bataille, au soir de Waterloo. Ainsi du moins, GIONO le démontre-t-il avec son Hussard, et Marguerite YOURCENAR avec son Hadrien dont la voix continue d'émouvoir parce que c'est une voix particulière et universelle à la fois. Et qu'elle monte de ce coeur dont les battements ne changent pas plus sous la toge que sous un T-shirt.
Francis GRUYER, dont le talent s'impose de toute manière, et sur l'avenir de qui on devrait, sans grand risque, semble-t-il, miser beaucoup, commet deux erreurs. L'une par ambition, l'autre par manque de confiance en soi.
L'ambition, parce que, pour des raisons de symétrie évidentes, il a voulu suivre en même temps le chemin spirituel d'Elophe, candidat au martyre, symbole des forces montantes dans la romanité à son déclin, et celui de Camula, sa mère, prêtresse d'Apollon, dont la religion trop humaine se meurt sous les coups du Galiléen.
Le doute, parce qu'il a pensé que nous croirions davantage à force d'inventaires d'archéologues et de preuves anxieuses de son savoir. Cinq cents pages, des acteurs par dizaines, des lieux variés, quand Marie SUSINI se contente d'une pièce vide où se balance l'ombre d'un pendu, pour faire sentir jusqu'au malaise que, de passion en amour, chacun court à sa mort. Quand il lui suffit, pour renouveler le thème de l'inceste, de trois personnages qui, sans porter de masques de Mycènes, recréent le climat de la tragédie grecque. C'est un jardinier japonais, Marie SUSINI : quelques cailloux, une poignée de sable, une plante, et la perfection vient sans peine là où Francis GRUYER, entraîné par l'abondance de ses dons, multiplie les buissons de savoir, s'abandonne à la luxuriance de son vocabulaire. On l'admire, cette luxuriance, quand elle sert à bâtir des maisons de mots aux dimensions de palais et à composer des mondes à l'infini. Cependant, on admire encore plus la densité qui vous confine dans un espace certes restreint, mais où la plus petite fenêtre peut contenir tout le ciel.
Le Matin
13 novembre 1979. Gilles COSTAZ
Un Quo vadis ? gaulois d'un lyrisme exceptionnel
Francis GRUYER, presque un inconnu. Un Lorrain de 29 ans, professeur. Déjà auteur d'un roman au titre énigmatique, Les Oubliés des nuits romanes, il revient à l'assaut avec un gros livre non moins insolite : Les Ruines du soleil. Francis GRUYER, romancier, ne fréquente pas ses contemporains, mais ses amis de la décadence romaine.
Il y a des trous noirs dans notre culture, comme il y en aurait dans l'univers. Avec un immense culot, Les Ruines du soleil explore un de ces vides : les années 362 - 367. La ?????g??º??Gdécadence de Rome n'est certes pas une période méconnue des historiens, mais elle nous est peu familière. Francis GRUYER nous entraîne dans la "Gaule Belgique", dans la province de la "Gaule Première" dont Trêves, Toul et Metz sont les villes principales. Au commencement du livre règne Julien dit l'Apostat, presque une vieille connaissance, mais lui succèdent Juvien et Valentinien, deux individus que le pouvoir impérial n'a pas rendus célèbres auprès des écoliers. Le recours au dictionnaire s'impose.
L'utilisation d'ouvrages encyclopédiques est d'ailleurs très profitable pour qui veut lire Francis GRUYER. Voilà quelqu'un qui emploie fort naturellement obombrations, droits de gruerie, dieux indigètes,libituraire, syzygies, jusquiame, chrémeau, pyxideset bien d'autres mots peu en usage dans la Gaule de GISCARD et Guy LUX.
Pourtant, même si votre dictionnaire est indisponible parce qu'il vous cale une table bancale, vous comprendrez. GRUYER n'a pas le goût de l'hermétisme ; il a le goût d'une époque et de ses mots. Ce qui pourrait vous rebuter davantage, c'est le ton, très littéraire et très lyrique à la fois. Dans notre Gaule d'aujourd'hui, il est rare qu'une personne vous aborde et vous dise : "Terrible d'être en vie quand il faut inventer de quotidiens matins pour écarter les tombes. Aucun vêtement peut-il octroyer la chaleur absente ?".
Ce Francis GRUYER a donc tout contre lui ! On a compris qu'il a le courage de tourner le dos aux modes et de plonger dans son propre univers. Un univers historique et mystique. Elophe s'est converti au Christ. Il est le fils d'une grande prêtresse païenne, Camula. Celle-ci tente de le sauver des poursuites des adorateurs du dieu Apollon. Elophe préfère mourir pour sa foi. Non, ce n'est pas Quo vadis ? car le roman n'en est là qu'à son début, au tiers de son cheminement. La suite, et l'essentiel du livre, est l'errance de la mère, cherchant les traces de son fils, purifiant sa propre religion païenne, parvenant sans se l'avouer vraiment à la religion de l'Amour - si contraire à la religion du Soleil.
Mais résumer davantage serait trahir ce livre, qui n'a rien de pieux, d'édifiant et de doctrinal. Il est tissé en fait d'un fantastique grouillement de superstitions, d'idées religieuses, politiques, de visions mystiques, de tableaux quotidiens. Dans cette Lorraine du IV° siècle, il y a des villes et des campagnes sauvages ; il y a, autour des grands cultes chrétien et apollinien, une myriade de petites religions ; il y a l'influence de l'Orient et le fonds celte qui rue contre ces invasions ; il y a une liberté de moeurs que le christianisme ne modifie pas... Cette extraordinaire complexité devient là évidente. Touffue certes, mais évidente.
Pourtant ce roman n'est pas un roman historique, même s'il nous donne à voir un temps que nous n'avions jamais vu avec des yeux. Car le discours poétique est continu. Les personnages expriment leur pensée d'une manière presque théâtrale d'un bout à l'autre du livre. Ce qu'il ne faut jamais faire quand on est romancier, sauf si l'on a un talent exceptionnel. Et Francis GRUYER en a un. Sous sa langue recherchée, baroque, parfois déroutante, se développe toute une méditation sur l'homme et l'humanité. Et cette prêtresse perçoit avec nous, douloureusement, l'envers des choses et les secrets du monde.