A la recherche des corps perdus

1ère édition, 1988

Paris : Fleuve Noir, novembre 1988 [impr. : 10/1988].

18 cm, 153 p.

Illustration : Roland Topor (couverture).

(Gore ; 80). Collection dirigée par Alain Garsault et André Ruellan.

ISBN : 2-265-03984-5.

Sylvie descendit l'escalier en courant, traversa le hall et ouvrit la porte qui donnait sur le jardin. En sifflotant, son mari bêchait un carré de terre.

- Julien ! Vite ! J'ai besoin de toi.

- Ça ne peut pas attendre cinq minutes ?

- Non !

Elle s'approcha de lui, le prit par le bras et le força à la reg arder.

- Je n'en peux plus ; Muriel ne pense qu'à faire du mal et il n'est pas possible de la faire enfermer, il faut prendre une décision.

- Non, Sylvie, pas question !

Ils étaient dressés l'un contre l'autre sur la pelouse au milieu de laquelle Julien voulait planter un massif de fleurs.

La propriété isolée était entourée de hauts murs et un rideau d'arbres touffus autour de la maison la protégeait encore mieux des regards indiscrets.

- Je t'en prie, Julien, pour Muriel c'est indispensable.

La jeune femme avait une allure sportive ; fossettes, regard bleu clair, nez légèrement en trompette lui donnaient une apparence rassurante et sympathique. A trente-cinq ans, elle en paraissait dix de moins bien que n'ayant pas recours au maquillage.

Julien, avec un sourire candide, un teint hâlé et des cheveux hirsutes, ressemblait à un adolescent qui mène une vie campagnarde sans problème.

- Parlons d'autre chose, marmonna-t-il.

Sylvie revint à la charge :

- Muriel ne sait pas nager, ce ne serait pas étonnant qu'il lui arrive un accident pendant une promenade en barque… Un fait divers banal de plus.

- Non ! non, non et non !

Sylvie se pencha vers lui et l'embrassa tendrement.

- Ne te fâche pas, j'essayais de trouver une solution car nous sommes devant une situation délicate, tu ne peux pas le nier.

- C'est vrai.

Sylvie dissimula avec peine son sourire, elle était persuadée qu'elle allait obtenir gain de cause.

Il planta sa bêche dans le sol, s'essuya les mains sur son jean et grogna :

- On ne peut pas discuter ici, rentrons.

Ils regagnèrent la maison, montèrent un escalier aux marches bruyantes et pénétrèrent dans une pièce rustique aménagée en bureau. Prés de la fenêtre, sur une grande table, une machine de traitement de texte était entourée de piles de dossiers, de papiers, de notes écrites dans tous les sens.

Dès que la porte fut refermée, Julien explosa :

- J'en ai assez de tes histoires ! Tu voudrais nous couler, tu ne t'y prendrais pas autrement.

Nos romans se vendent bien mais notre éditeur ne veut pas qu'il y ait de morts… et à chaque fois tu t'entêtes ! C'est exaspérant ! Tu tiens à ce que les livres de Julien et Sylvie Marar disparaissent du marché ?

Sylvie, découragée, leva les yeux pour prendre le ciel à témoin de l'incompréhension de son mari.

- Nous avons une bonne trame, mais la présence de Muriel fiche tout en l'air ! Il faut qu'elle disparaisse !

- Elle n'a qu'à retourner chez son père.

Sylvie admit que cette solution était la meilleure mais, ne voulant pas le reconnaître devant son mari, elle lui suggéra d'écrire la fin.

- Tu la sens certainement mieux que moi.

Il eut un bon sourire pour lui faire remarquer qu'elle avait réussi son coup.

C'est une fière préférence que d'être choisi pour mourir (Paul Déroulède, 1896).